PAR AILLEURS… / Voyages
Novembre 2006
En Ukraine
Kiev, Dniepropetrovsk, Donetsk, Lougansk
Brouillard intense les deux premiers jours. Mon hôtel, celui de la place Maïdan que la révolution orange a rendu célèbre, est en piteux état. Je ne peux pas ouvrir les fenêtres de ma chambre calfeutrées à l’aide de gros boudins de coton. Je décide ce samedi où le brouillard est plus léger de monter vers la cathédrale Sainte Sophie. Personne dans les rues. Place déserte. La population a disparu, on dirait du Boulgakov. J’erre autour de la place, plutôt inquiète. Tout soudain, des crachouillis sonores sortent des lampadaires. Des haut-parleurs sont accrochés à leur mât. Quelque chose se prépare ayant requis la population dans un autre quartier de la ville, me dis-je, je n’ai qu’à rester ici, puisqu’il y a des haut-parleurs, les gens vont venir. Le brouillard se lève. Je remarque que l’avenue qui conduit à Saint Michel aux coupoles d’or est pavoisée. Une voix s’élève des lampadaires s’exprimant avec lenteur, d’un ton monocorde et infiniment triste. Je ne comprends rien mais la voix est si prenante que ma gorge se noue. Un chant grave relaie la voix, une plainte profonde et âpre, d’autant plus impérieuse que je n’en vois ni la source ni le destinataire. Elle plane dans l’air, entre dans les poumons. Je descends vers la rue Volodymir. Je la trouve tout autant pavoisée de drapeaux et de haut-parleurs, coupée à la circulation. Mais il y a des groupes de gens serrés sur les trottoirs. Je me joins à eux. Le chant provoque leurs larmes et prise dans l’émotion générale, je pleure aussi. Certains tiennent des petites lampes à huile, j’en voudrais une. La voix est revenue, infatigablement lente et douloureuse. Les gens écoutent, ne se parlent pas. Ils regardent vers le bas de la rue d’où monte un cortège. Les groupes sur le trottoir attendaient son passage pour s’y joindre. Quand le cortège arrive à ma hauteur, je reconnais en tête la belle Julia Timochenko qu’on a tant vue à la télévision pendant la Révolution orange, et le président Iouchtchenko. Tout le premier rang se donne la main et les visages expriment la même compassion. Quelqu’un me donne une petite lampe et je prends ma place dans la procession. Je m’emplis de sa dignité. Nous montons vers Saint Michel aux coupoles d’or. Un écran géant y a été dressé sur lequel sont projetés un texte puis des photos, celles de la famine de 33, l’Holodomor. Au pied de l’écran, il y a un grand socle rond où comme tout le monde, je vais poser ma lampe. De retour à l’hôtel, j’apprends que la loi reconnaissant le génocide de la famine de 33 a été votée cette semaine par la Rada.
Je vais à Dniepropetrovsk, la ville qui a fabriqué les orgues de Staline, où je visite un kolkhose qui se survit à lui-même, d’immenses étables n’abritant que 5 ou 6 vaches. Le soir un car d’étudiants en langues romanes viennent assister à la conférence. Il y a donc tant d’Ukrainiens qui apprennent les langues romanes ? Je prends un autobus pour traverser ces plaines noires et nues, nous sommes en novembre. L’été, j’y aurais vu le blé et les tournesols que je ne peux pas oublier depuis que j’ai lu la scène que Malaparte leur consacre dans Kaputt. Le bus s’arrête parfois au milieu de nulle part pour laisser descendre quelqu’un qui se met à marcher sur une terre déserte. Je vais vers l’est. A Donetsk, qui est tout en travaux. La municipalité a déclenché une opération de « façadisme ». On garde les façades des maisons et on met le reste parterre pour reconstruire plus confortable. Quand je vois les images de la guerre, je pense à ces façades peut-être pulvérisées. Aux soins dont elles témoignaient. Au désir de préserver le passé. Puis Lougansk. L’attaché français me signale les tensions entre pro-russes et pro-ukrainiens, déjà. Aujourd’hui elle est la capitale de la République populaire de Lougansk, sujet de la fédération de Russie, non reconnue par la majorité de la communauté internationale.