ÉCRITS / Articles et conférences
Conférence
Avril 2022
Trembler comme une feuille
Notes préparatoires à la communication faite en avril 2022 à la Maison Française de New York dans le cadre du festival Philo-Piano, The french Touch.
Quand je dois jouer devant quelqu’un, je tremble comme une feuille. Celle de l’arbre dans le vent. Le vent serait pour moi cette catastrophe mystérieuse qu’on appelle le trac. Une peur intense, qui provoque de la tachycardie, des suées, un tremblement incoercible. On dit que c’est la peur de paraitre en public. D’être exposée. Pourtant, dans d’autres circonstances, le public ne me fait pas peur.
Mais la feuille, c’est aussi la feuille de papier. Celle où j’écris.
Première évidence : une feuille de papier sur mon bureau ne tremble pas. Au contraire. Elle a bon dos. Elle supporte, quoique j’écrive. Jusqu’à ce que je la jette au panier et en prenne une autre. Car je peux en prendre une autre. Tandis qu’au piano, un trait mal joué est ineffaçable. Sur le moment, il tue. Il tue la musique et son interprète.
Quand j’écris, je change de corps. C’est la langue qui tremble. Elle tremble jusqu’à se stabiliser dans une forme qui, une fois trouvée, ne bougera plus. Calée. Imprimée. J’irai jusqu’à dire invulnérable.
Voilà pourquoi je suis écrivaine et non pianiste.
Petit enfant, dès que ma mère se mettait à jouer au piano, je pleurais. J’étais obligée de me cacher car elle se fâchait : si tu pleures, j’arrête de jouer. Plus tard, j’ai découvert que le grand écrivain Tolstoï souffrait de la même faiblesse : cet homme si puissant avoue se mettre à pleurer quand un musicien s’assoit au piano dans son salon de Iasnaïa Poliana.
Il y a quelque chose du corps qui disparait dans l’écriture. L’écriture musicale est mathématique. Pourtant elle influe davantage sur l’émotion que les mots. La musique laisse deviner un domaine où l’union des contraires est possible, laissant la langue sur le seuil.