ÉCRITS / Carnet de conférence

Carnet de résidence

16 mars 2016

L’histoire ne se voit pas

Ce texte est dédié aux enfants des familles que j’ai rencontrées.

La rencontre

Au mois de mars 2016,  je me suis installée pour une semaine à Nevers logée par le CADA (centre d’aide aux demandeurs d’asile, association de la Fédération des Oeuvres Laïques) à la cité des Vergnes dans le but de rencontrer des réfugiés ayant obtenu leur statut légal. Le CADA a mis à ma disposition un des ces appartements dans lequel il loge les demandeurs d’asile. Bien souvent, les demandeurs d’asile qui ont obtenu leur statut demeurent dans ces cités, La Grande Patûre, Le Banlay, Les Vergnes, Les Bords de Loire. Ils y ont pris des habitudes, et les loyers y sont modestes. J’étais donc au meilleur endroit, non seulement pour les rencontrer mais pour partager quelque chose avec eux : l’espace de la cité qui ne m’est pas du tout familier, comme à aucun d’entre eux il ne l’était avant leur venue en France.

Nevers a ses cités. Elles sont modestes, on n’y brûle pas de voiture et pour autant que j’ai pu le constater, on y vit plutôt tranquille. Le CADA gère des appartements répartis dans l’ensemble des cités dans le but que l’intégration commence par le voisinage.

J’ai rencontré une dizaine de personnes, souvent en famille, parfois seulement le mari, seulement la femme, parfois l’ensemble de la famille enfants compris. La plupart du temps chez eux.

Par choix, je ne suis pas allé voir des personnes en cours d’obtention du statut. Leur situation est fragile, leurs paroles scrutées par l’OFPRA. Je ne me serais pas senti dans une situation juste et mes interlocuteurs auraient eu du mal à trouver la confiance. Et puis, du moins en 2016, les demandeurs d’asile officiels comme les clandestins faisaient régulièrement  l’objet d’informations, reportages, articles de fonds, de débats à la télévision comme dans la presse écrite – avec insistance sur leurs atroces conditions de voyage, d’arrivée, d’accueil tandis qu’en revanche, ceux qui parvenaient au bout du périple d’intégration, pour peu nombreux qu’ils soient, n’avaient quasi pas de visibilité.

Je voulais donc savoir comment ils en étaient arrivés à se faire une place « chez nous».

Et comment ils vivaient.

Ceci pour la raison officielle, visible. Mais ma raison plus vraie et personnelle était toute simple : j’avais envie de les rencontrer. Les rencontrer non pas comme réfugiés, mais comme personne humaine, c’est à dire un autre moi-même. Cette enquête m’en offrait le moyen.

Puisque notre premier rapport était le voisinage, deux mots à son propos. Comment se rencontrer ? A La Grande pâture, aux Vergnes, pas de magasin, pas de bistrot, pas de cinéma. Personne dehors. Le Banlay est plus animé, les barres se sont élevées près d’un vieux quartier qui subsiste, avec quelques bistrots et petits magasins, c’est là que les Resto du cœur ont établi leur antenne, sans conteste le lieu le plus fréquenté. A La Grande pâture, un centre social et culturel : l’Espace Hessel. Les rencontres y sont spécifiques, organisées, on y va pour la salle de cybernet ou pour le théâtre. Les quelques aires de jeux que j’ai vues entre les barres étaient désertes, nous étions en mars, il faisait froid. Le terrain de sport était désert. Comme « en ville », pour faire ses courses, il faut aller dans les zones de grandes surfaces. Aux Vergnes où je demeurais, je prenais ma voiture pour m’y rendre par une voie rapide qui n’aurait rien eu d’agréable à être longée à pied, sans compter la distance à faire les bras chargés au retour. A la Grande Pâture, il faut sortir de la cité, traverser une voie rapide, la zone commerciale est proche, mais énorme, alignant de grande enseignes aux surfaces démesurées. La Grande Pâture et Les Vergnes suent un sentiment de vide vertigineux. La rencontre spontanée, hasardeuse, les trois mots échangés en entrant dans un magasin, cela n’existe pas. Ceux qui habitent le Banlay sont considérés comme chanceux. Ce sont d’ailleurs les seuls à avoir des établissements scolaires dans la cité, ou visibles de la cité. Force est de constater que le voisinage ne s’avère pas plus pour les réfugiés que pour les autres une occasion de faire connaissance, ni de partager quoi que ce soit. On vit dans la cité replié dans son appartement.

Pour faire connaissance, nouer des liens, la première ressource des réfugiés reste la communauté à laquelle ils appartiennent, si elle est présente dans la ville. Je pense à John-Mary, Sri-lankais, dont la communauté est importante à Nevers, particulièrement les Sri-lankais catholiques. Il faudrait faire l’histoire de cette implantation. La deuxième est l’investissement dans les associations, comme  Docteur Paul qui anime, entre autres, un groupe de théâtre avec des adolescents : Les Zaccros d’ma rue. Je n’ai pas vu que les amitiés enfantines qui se créent si spontanément à l’école entraînent, comme c’est souvent le cas entre « Français de souche », ou étrangers présents sur le sol français pour raison professionnelle, des amitiés entre les parents. Ni même, pour les deux chanceux qui ont décroché un CDI qu’il s’établisse des relations en dehors du travail. Sur quoi leur faut-il compter pour créer des liens, si tant est qu’ils en aient envie ?  Il leur faut d’abord lutter contre l’instinct de préserver la présence du passé, en se repliant sur l’appartement, comme Zulfya qui a eu besoin de la stimulation de l’assistante du CADA pour sortir de chez elle, apprendre le français.  Il leur faut ensuite un désir fort mais intelligent pour ne pas effrayer ceux qui n’ont pas demandé à les voir arriver, pour ouvrir leur curiosité, bref, la quadrature du cercle.

On passe les uns à côtés des autres. Pas besoin d’être réfugiés pour le savoir. Mais nous, nous avons un passé familial et personnel dans un lieu, nous avons un entourage qui nous connaît malgré nous. Eux, ils sont sans assises, livrés au moment.

Ma rencontre avec eux était organisée, elle allait déboucher sur une connaissance dans un seul sens. Je savais ce handicap. Cependant la plupart du temps j’étais reçue chez eux, et ils m’offraient un beau repas. Ce sentiment d’inviter et d’être invitée, de « recevoir » et d’être « reçue »  établissait entre nous un flux naturel d’émotions sur lesquelles une relation pouvait se fonder.

Quand on croise un réfugié, son histoire ne se lit pas plus sur son visage que ne se lit la nôtre. Si on passe un moment à bavarder, on repère certaines choses : l’origine pour peu qu’on s’y connaisse, la classe sociale, le caractère aussi se pressentent, mais l’histoire, si elle n’est pas dite, ne peut être devinée. L’histoire ne se voit pas. On peut voisiner longtemps et n’en rien savoir. Que les réfugiés que j’ai vus aient accepté de me confier la leur, parce que j’étais recommandée par le CADA, parce que je m’étais installée à la cité des Vergnes, parce que je manifestais mon désir de les rencontrer, m’a flattée. J’espère le leur avoir fait sentir. C’est moi qui leur était redevable.

L’écrit

J’ai tout de suite dit que je mettrai par écrit ce qui m’était raconté. Je crois à la médiation du récit écrit. Elle joue à tous les niveaux, du lecteur le plus éloigné au plus proche : quand le lecteur ne connaît pas la personne qui écrit ou pour qui j’écris , sa curiosité n’est pas la même que s’il s’agit de son voisin qu’il connaît de visu, a fortiori est-elle encore différente entre les membres d’une même famille. Quand par exemple un mari lit ce qu’ a écrit sa femme, ou les enfants ce qu’a écrit leur mère,  il se passe quelque chose qui n’est jamais indolore. Le récit a pouvoir de révélation. A l’intérieur d’une intention peut se glisser une autre intention, l’expression profonde de l’être peut y surgir, parfois pour la première fois. Je m’efforce de faire sentir que le récit crée un espace entre celui qui dit et celui qui lit, et que cet espace doit fonctionner comme une protection. Certaines familles se présentent comme un bloc, aucun mot n’est avancé sans l’aval de tous. Il est arrivé qu’un mère, seule présente lors d’une de nos rencontres, me dise : je demanderai à me enfants avant de répondre. Mais il est arrivé aussi que le récit soit l’occasion de s’affirmer dans le cercle familial.

Je ne suis pas une journaliste. Je crois à la fragilité du récit et à sa force tout à la fois. Fragilité parce  existe la possibilité de mentir, de l’enjoliver ou de le mutiler, ou plus simplement parce que la mémoire fait des erreurs. Raconter est une activité humaine que la police n’est pas censée surveiller, sauf dans les régimes totalitaires, cette liberté permet de « s’arranger ».  Force parce qu’un besoin nous pousse à trouver le mot précis. On sent qu’il est trouvé au soulagement intense qu’il procure. Il devient alors une base sûre de compréhension entre les personnes. A plus forte raison quand on apprend une langue, quand on transpose d’une langue dans l’autre. Le plus beau moment que j’ai vécu au cours de cette expérience, je le dois à Huria. Elle voulait rester anonyme. Je lui ai demandé de trouver un pseudonyme. Elle a réfléchi, et elle m’a envoyé un texto sur lequel elle avait écrit : Huria : liberté.

J’ai essayé d’écrire un récit au plus près de ce qui m’était dit. J’ai donné les textes à lire à leurs « auteurs » de façon à ce qu’ils soient approuvés ou amendés. D’autres réfugiés ont décidé après lecture, comme Huria, de garder l’anonymat. Certains ont supprimé des passages. Il s’agit ici du rapport de soi à soi, ultime médiation, de l’image qu’on donne et qu’on n’aime pas ou qui fait trop souffrir. Lire ce qu’on a dit, et surtout l’entendre lu par quelqu’un d’autre, est une épreuve. La première fois que j’ai entendu un de mes textes, j’ai voulu me boucher les oreilles. J’ai respecté la pudeur, et pas que la pudeur : le besoin de cacher. Tout n’a pas à être dit à tout le monde et un texte peut tomber entre toutes les mains.

Questions

Maintenant, que dire de ce que j’ai recueilli ? Que les histoires, si elles ont une structure commune, sont profondément différentes : voyage en avion avec papiers du HCR après avoir attendu sept ans dans un camp, traversée de la Méditerranée sur un bateau trop petit, avion avec faux papiers, passage de Gibraltar caché dans un container, fuite  à pied, en bus et en train à travers la Pologne et l’Allemagne, avion avec un billet payé par l’ambassade … La plupart témoigne de l’accueil dévoué et débordé des associations, de la précarité des hôtels. Deux personnes se sont trouvés sans autre ressource que le 115.

Comment ces personnes se sont-elles retrouvées à Nevers ? Zulfya y avait un cousin, Samir un copain réfugié à Decize, une nièce de John-Mary y était passée, avait même travaillé pour le CADA, mais les autres n’avaient aucune idée de cet endroit où on leur avait trouvé une place. Souvent, les familles avec enfants ont été d’abord envoyées depuis Paris au CADA de Clamecy, et de là à Nevers. Ce put être aussi le pur hasard : celui qui se fait appeler Docteur Paul y a été abandonné par son passeur, Nesta a été recueillie dans la gare de Lyon par une habitante de Moulins de la même tribu qu’elle et s’est retrouvée à Vichy, et de là, a décidé de choisir Nevers. Nevers, préfecture d’un département qui se dépeuple. La ville a passé sous le seuil des 35000 habitants, le taux de chômage tourne autour de 10%. Les immigrés, d’après le Journal du Centre, représente 4, 6% de la population. Encore sont-ils en majorité des retraités, les derniers arrivants pour raison économique remontant aux années 70.

Et qu’y font-elles, ces personnes ? Les réfugiés politiques représentent un tout petit nombre d’une population mêlée allant de gens très diplômés aux illettrés. Pour obtenir leur statut, aidés par le CADA à qui on ne saurait rendre un suffisant hommage, ils ont appris le français et intégré des programmes d’insertion qui offre une formation et des stages dans un environnement spécifique. La plupart du temps, la formation avec laquelle ils arrivent en France n’y est pas reconnue, ou n’offre pas de débouchés pour eux.  Les réfugiés subissent de plein fouet la montée du chômage surtout les femmes. Une fois sortis des structures d’insertion, ils se retrouvent à Pôle emploi. Sur les dix personnes que j’ai rencontrées, toutes en âge de travailler, seules deux ont obtenu un CDI. Les autres vont de petits travaux en petits travaux. Monsieur Nsay, diplômé d’une école supérieure de commerce au Congo, est accompagnant d’une personne handicapée, monsieur Ali qui a passé tous ses examens de magasinier-cariste, a  déménagé pour Angers parce que c’est là qu’il a trouvé du travail. Docteur Paul qui a suivi une formation en mécanique de précision travaille ponctuellement à la Régie de quartier (ménage). Samir suit une ènième formation. Huria, Samir, sont embauchés ponctuellement comme interprètes par le CADA. Grosso modo, un cinquième de la population active se trouve dans une situation de travail régulier, contre neuf dixième dans le reste de la population en France. La France, via le CADA, a pu les conduire jusqu’à l’obtention de leur statut. Mais elle les laisse, pour la grande majorité, à la porte du travail. En particulier dans les provinces rurales. Le choix se pose alors de quitter Nevers pour la région parisienne, ou un bassin d’emploi plus favorable.

Les enfants

Dans l’ensemble, les réfugiés s’efforcent de tourner la page. Presque tous disent que désormais, leur pays est la France.

Ce qui les soutient, c’est l’avenir de leurs enfants.

Sur dix personnes, neuf ont émigrés en famille, la plupart du temps tous ensemble, sauf dans le cas de monsieur Nsay qui a envoyé d’abord sa femme, et a fait venir ses enfants après lui. Cette représentation massive des familles reflète la situation d’obtention du statut. La présence d’enfants la facilite. Mais cette présence est bien plus qu’un atout administratif. Elle est en général la première raison de l’émigration, celle qui lui donne son sens. Il s’agit de sauver leur vie et de leur permettre d’étudier. D’où le désespoir de Samir et Neymat quand le proviseur du lycée refuse leurs enfants – cas heureusement unique (Les établissements scolaires sont tenus de scolariser les enfants sauf ceux qui habitent à l’hôtel).  Les parents insistent sur le fait que leurs enfants sont normalement scolarisés, qu’ils travaillent bien,  se donnent les moyens de réussir, et se font normalement des amis parmi leurs camarades. Ils ont eu à cœur de me présenter leurs enfants, et quand ils n’ont pas pu le faire, ils ont manifesté leur tristesse. Seul, l’un d’entre eux est en difficulté, un garçon de douze ans avec des problèmes de comportement. Mais cette difficulté vient davantage de la relation entre ses parents que de sa situation d’émigré, c’est un enfant comme les autres. Les enfants manifestent une magnifique capacité d’adaptation en un temps record.

Plusieurs fois il m’a été dit qu’entre un déménagement en région parisienne pour trouver du travail, et le bien-être de leurs enfants poursuivant une belle scolarité dans un collège ou lycée de Nevers, la scolarité des enfants emportaient la décision.

Il reste à prendre soin de ce qui pèse sur les épaules de ces enfants, ce devoir de réussite pour justifier, compenser, la césure radicale que se sont imposées les parents. Parents qui n’ont pas fait que fuir, mais ont décidé de partir. Que ces textes trop brefs, écrits par eux et moi  à l’initiative du Centre Culturel de Rencontre de La Charité-sur-Loire, nourrissent la mémoire de ces enfants.                                                                

Les histoires

Docteur Paul

Paul, il semble qu’il connaisse tout le monde à Nevers. Malgré sa jeunesse, il joue  le rôle de « l’ancien ». On se tourne vers lui pour résoudre toutes sortes de problème. Je n’ai pas de connexion internet dans l’appartement où je suis logée. Il me débrouille la situation : ma  voisine est « sa soeur », c’est-à-dire comme lui du Congo- RDC. Je pourrais capter  en wi-fi sur leur réseau. Il parle un excellent français. Il préfère venir me voir chez moi plutôt que j’aille chez lui où la vie familiale nous dérangera. Il est très occupé et nous avons eu du mal à convenir d’un rendez-vous. Mais tout va bien, il est là, souriant, un peu paternel. D’ailleurs son adresse mail commence par docteur Paul, c’est tout dire.

« Je suis membre d’une tribu du Kasai oriental, de la famille du chef de la tribu. Etant le fils aîné, je suis potentiellement le chef de ma tribu. Dans ma tribu, on parle le Ciluba. Il y a trois cent soixante-cinq dialectes au Congo, et soixante-cinq au Kasaï oriental.

Je suis né à  Mbujimayi, capitale du Kasaï oriental. C’est la ville de la société minière MIBA (qui s’appelle maintenant Société minière du Bakwanga), le centre du diamant.  Tout autour de la ville, il y a des plaines, on y cultive le maïs.

Mon père était ingénieur mécanicien, formé en Allemagne par la MIBA. Ma mère s’occupait de nous. Elle m’a mis au monde à quinze ans en 1974. Elle avait eu un premier bébé à treize ans, mort né. Elle a eu huit enfants.

Ma sœur a eu treize enfants. Moi j’en ai deux.

J’ai été à l’école belge à douze ans dans notre ville. A quatorze ans, je suis parti suivre ma scolarité à Kinshasa. Mon père voulait m’éloigner, il ne voulait pas que je devienne chef de Tribu. Il voulait que je sois un homme. Chez nous ça veut dire un ministre, ou un ambassadeur.

J’ai fait des études de droit à l’université.

En 1997,  l’Armée de Libération entre dans Kinshasa avec à sa tête celui dont je ne veux pas dire le nom, qui prend le pouvoir. Mon voisin, monsieur Gilbert T. qui travaillait avec le Ministre de la Reconstruction m’a dit que le Président avait demandé au Ministre de la Reconstruction de créer un Service National, c’est-à-dire un service militaire plus un apprentissage. Il m’a présenté au Ministre. J’ai été embauché. Mon rôle a été de créer les statuts de ce Service National. Comme j’ai fait mes preuves, j’ai continué à établir des statuts. En tout, j’ai créé neuf statuts. Le plus grand projet pour moi a concerné l’agriculture dans le Katanga, la plantation du maïs.

Mais les histoires politiques ont vite commencé à gâcher la situation. Deux ministères ont été rattachés l’un à l’autre : le Plan et la Reconstruction, un seul ministre et deux secrétaires généraux. J’ai été affecté au Plan.

Mon service monte un plan très important de lutte contre la pauvreté. Le ministre fait une tournée en Europe pour lever des fonds. Il ramène deux cent cinquante-cinq millions de dollars. Mais cet argent disparaît ! Le Président dont je ne veux pas dire le nom fait arrêter le Ministre du Plan, le Secrétaire Général du Parti, le ministre de l’Intérieur. Enfin, soi-disant ! Parce qu’aujourd’hui que le fils du précédent  est au pouvoir, ces personnes sont toujours en place. Ce sont même des grandes personnalités dans le gouvernement actuel.

En revanche, on est venu tout casser chez moi. J’apprends par un ami militaire, que ce sont des sbires du Président qui ont fait le coup. L’argent est pour le Président. Il arrosera les proches, mais les autres devront disparaître. C’est-à-dire que je dois disparaître. Cet ami me conseille fermement de quitter la capitale. Il me cache, me déguise en militaire et me renvoie à Mbujimayi. On me retrouve là-bas. Les hommes du président viennent chez moi. Je me méfiais, j’étais réfugié ailleurs mais ils tabassent toute la maison et ma mère en meurt.

Je prends le train pour Lubumbashi. J’arrive chez des anciens amis qui me disent que Lubumbashi est tout aussi dangereux pour moi. Ils me font passer la frontière de la Zambie. Et de là, je vais au Zimbabwe.

Pendant ce temps, le Président Père a été assassiné et son fils le remplace (2001).

Je traverse à pied le Zimbabwe jusqu’en Afrique du Sud. Un long voyage. Dans le Parc National, je vois des squelettes. Je traverse la frontière à Bulawayo, la ville de l’Empereur des Zoulous, Chaka.

J’arrive à Capetown, je me présente à l’émigration et je demande l’asile.

En Afrique du Sud, ce n’est pas comme en France, les demandeurs d’asile peuvent travailler.  Je me fais vigile de parking devant les restaurants. Je suis grand et fort, travailleur. J’acquiers vite une réputation, on me confie la responsabilité d’une équipe. Un Marocain qui veut monter une Société de vigiles me repère et m’embauche. C’est une grosse affaire. Il faut surveiller les supermarchés, les stades, travailler avec des chiens ( je n’aime pas du tout les chiens). L’affaire marche bien. Et c’est alors que je rencontre Jacques. Jacques, c’est une autre dimension. Une grande compagnie, qui fait les boîtes de nuit et surtout les VIP, avec escortes et gardes du corps. Je gagnais beaucoup d’argent. Les pourboires étaient incroyables. Le frère de Jacques, narcotrafiquant, donnait des pourboires de 1000 euros.  Et c’est l’argent qui a pourri l’affaire : les vigiles étaient prêts à tout pour éliminer leurs confrères : magie noire, bagarre, on se détruisait les uns les autres.

Je suis passé au travers ! Peut-être parce qu’étant le fils aîné, j’ai eu droit le jour de ma naissance à des cérémonies destinées à me protéger.

La vraie raison de mon départ, c’est la femme de Jacques. Elle a un faible pour moi, c’est ma mort ! J’avais déjà vu Jacques à l’œuvre et je sais que je n’en ai plus pour longtemps. J’ai trouvé sur Internet l’annonce de la création d’une boîte de vigiles française au Cap. Je me suis présenté, j’ai été pris. Ensuite je suis passé à la Lufthansa, puis à Shell qui payait quatre fois plus.

Mais j’ai de l’ambition et je ne veux pas finir vigile. Je m’inscris à l’université et je suis par correspondance des cours de Business management, section Ressources Humaines. J’ouvre un bureau de recrutement au Cap.

Parallèlement, je crée une association de lutte contre l’homophobie : cette association a signé la fin de mon aventure en Afrique du Sud. Elle a fait de moi la victime d’une chasse à l’homme. J’ai dû tout quitter précipitamment, tout laisser sur place.

Un Angolais m’a fait partir pour la France avec un passeport belge.  Un passeur m’a conduit à Nevers et m’a abandonné devant la gare où il a tout simplement disparu. C’était le 14 février 2013. La nuit est arrivée. J’ai abordé les policiers. Ils m’ont amené au 115. Comme il n’y avait pas de place, ils m’ont fait dormir par terre dans la cuisine. Ils m’ont gardé jusqu’au 31 mars où ils m’ont mis dehors comme la loi le permet. J’ai dormi dans les parcs. Je suis allé à la Cimade qui m’a aidé. Le 19 août 2013, j’ai été pris en charge pas le CADA.

Le 27 mai 2015, l’OFPRA me donne le statut de réfugié politique. Comme mes diplômes ne sont pas reconnus, je suis une formation de mécanique de précision. Elle dure de juin 2015 à juillet 2016. Je serai technicien d’usinage.

Aujourd’hui, je repars à zéro. J’ai l’habitude de dire que je suis né à quarante ans. Je commence ma vie maintenant. J’ai rencontré une femme à Nevers, une Congolaise et nous avons un enfant qui va avoir deux ans. Bien qu’il m’ait roulé, je remercie le passeur de m’avoir conduit à Nevers. A Paris, j’aurais craqué. Je suis tranquille ici.

Je fais beaucoup de bénévolat : AFPLI, Resto du cœur, L’ESGO (Espace Stéphane Hesse). J’ai créé une association : Les zaccros d’ma rue. On y fait du théâtre. Je voudrais monter une pièce congolaise qui me tient vraiment à cœur « A quand le procès ? » de Lukonzola Munyungwa. Vous comprenez ce que le titre signifie !

A cause du temps où j’ai vécu dehors, je connais tout le monde et tout le monde me connaît. C’est bien pour commencer une nouvelle vie.  Ça marche votre internet ? »

Je lui dit que oui, mais qu’en revanche, je n’arrive pas à ouvrir le gaz sur la cuisinière. Il va voir. Ni lui ni moi ne trouvons le moyen d’allumer le feu. On va demander à ma sœur, me dit-il. Ah oui, la Congolaise grâce à qui je suis connectée à Internet. Je dis que je me débrouille avec le four à micro-ondes, qu’on ne va pas la déranger à cette heure tardive. En effet, la nuit est tombée. Il me dit bon, d’accord pour cette fois, vous n’hésitez pas à aller demain, son mari viendra regarder. J’acquiesce. Il consulte son téléphone, ses messages, la mère de son enfant le réclame … Quand je reprends contact avec Docteur Paul, six mois après, comme il n’a pas trouvé de travail en mécanique de précision (on lui reproche de ne pas avoir d’expérience), il s’est fait embaucher à la Régie de quartier pour faire le nettoyage des appartements, des entrées d’immeubles ou des bureaux du Conseil Général. Recommencer sa vie passe par là.

Huria

 

Huria est érythréenne. Elle est grande, belle, jeune, habillée aujourd’hui d’une robe longue bleu clair aux impressions orange, avec de  discrets bijoux. Elle a d’emblée beaucoup d’allure et de douceur. Elle me laisse avec sa plus jeune fille, Yasmin, 14 ans, pendant qu’elle termine la préparation du repas, je suis invitée à déjeuner. Sur une petite table dans le salon, il y a différents gâteaux secs qu’elle a faits elle-même. L’appartement est soigné, lumineux, le couvert est mis.

Yasmin sait pourquoi je suis là, c’est une adolescente à l’air hypersensible, émotive, inquiète. Elle me confie d’emblée des souvenirs de l’Erythée. Elle a quitté le pays à l’âge de huit ans. Elle me parle de la ferme de son grand-père. Au milieu de la cour, il y a un grand arbre, des poules, chèvres, moutons, une vache. Elle y allait avec sa mère et sa sœur pendant les vacances, pour aider. Dans l’année, elle habitait la grande ville de Keren, mais elle semble ne se souvenir que de la ferme. Elle me dit qu’elle veut devenir médecin.

Huria nous rejoint, se glisse doucement dans la conversation. Je l’ai entendue faire marcher le mixer, appeler sa fille aînée à plusieurs reprises pour qu’elle vienne dans le salon, mais la fille aînée termine ses devoirs ou pianote sur un clavier, elle se fait désirer. Huria raconte qu’elle appartient à la tribu des Bilen. C’est une tribu noble. Son père est chef de  tribu. Autrefois, avant la révolution, il y avait des tribus nobles et des tribus esclaves. Les tribus nobles ne travaillaient pas. Jamais un Bilen n’aurait trait une vache, il n’a pas seulement le droit de toucher un pis de vache.

Son père recevait un salaire (elle me dit salaire mais je me demande si le mot convient) comme chef de tribu. Depuis l’abolition de l’esclavage (proclamé dès l’Indépendance, 1993), il ne reçoit plus rien. Les terres appartiennent à l’Etat. Il continue d’y aller pour surveiller ceux qui sont devenus des ouvriers. Ils étaient huit enfants, six filles et deux garçons, me dit-elle. Tout le monde est parti, en Suède, en Angleterre, en Amérique. Ses parents sont seuls, et c’est pour elle une souffrance constante.

Elle me décrit la ferme. Dans la maison principale il y a une grande pièce séparée en deux par des tissus. Au fond, il y a la cuisine, le lieu des femmes, et du côté de la porte, le lieu des hommes. Les femmes et les hommes mangent séparément.  La fille aînée qui nous a rejoint pour passer à table, raconte avec fierté que son grand-père lui permettait de venir manger avec les hommes, elle est l’aînée des petits enfants et ses grands-parents l’adoraient. Tout a changé maintenant, dit Huria, nos façons de vivre ont disparu. Mais mon père était déjà un esprit libre. Je suis allée à l’école, dans une école privée où j’ai  appris l’italien. Je parlais trois langues le Tigrinya (ethnie majoritaire) l’arabe, l’italien. J’ai reçu une bonne éducation.  J’ai eu un bac scientifique. (Elle devait aller, me dis-je, dans un cours privé comme il y en a dans les beaux quartiers de Paris.) Maintenant elle parle aussi le français.

Huria a épousé un homme de sa tribu. Son père n’aurait jamais accepté de la donner à un homme d’une autre tribu. Il aurait admis qu’un de ses fils épouse une femme d’une autre tribu mais pas sa fille.

La fête du mariage a duré une semaine. Mais auparavant, elle s’est longuement préparée. Les domestiques ont creusé un trou dans la cour dans lequel ils ont fait un feu avec un bois spécial, encore vert car il faut que le bois fume beaucoup. Il se consume en laissant une cendre jaune. Huria s’est enduit de cette cendre tous les jours pendant un mois. Au jour du mariage la peau avait complètement pelé, elle était toute neuve.

Huria ne parle pas de son mari. Les filles ne parlent pas de leur père. C’est un homme disparu. Il est peut-être en prison, peut-être mort. La meilleure des hypothèses serait qu’il ait réussi à fuir le pays et se cache. Sa vie à elle, celle de ses filles aussi étaient en danger. Elle a décidé de partir. La décision a été douloureuse, difficile à prendre. Elle signifiait : abandonner ses parents. Elle part pour le Soudan où sont réfugiés beaucoup d’Erythréens. On vit mal en Erythrée, il n’y a rien, pas de travail, et la guerre (avec L’Ethiopie). Beaucoup de gens quittent le pays. Les maris partent d’abord puis font venir leur famille.

Elle reste deux mois dans un camp à la frontière puis part pour Khartoum. Elle vit cachée avec ses filles dans un appartement dont elles ne sortent presque pas. Elle a de la famille qui l’aide mais ça ne peut pas durer, les filles ne vont pas à l’école, la situation n’est pas vivable. Elle veut aller en France bien qu’elle ne parle pas un mot de français, mais elle sait qu’il y a des Erythréens en France. Elle paie pour avoir de faux papiers soudanais qui leur permettent de prendre l’avion. Elle arrive à Paris en 2010. Elle se tait sur les difficultés qu’elle y a rencontrées. Les Erythréens qu’elle rencontre lui conseillent d’aller en province, dans une petite ville, elle y sera plus facilement logée. « Ma chance me fait choisir Nevers où j’arrive en août. Je vais à la Préfecture qui m’envoie au CADA. Je suis reçue par Patrick et Sophie qui sont maintenant à la retraite. Jean-Bernard m’emmène dans une appartement avec mes filles, tout près d’ici. Je me souviendrais toujours, il pose 71 euros sur la table et il dit : c’est pour vous, vous viendrez toutes les semaines au bureau chercher la même somme. Je n’arrivais pas à le croire, je me suis dit que j’étais arrivée au paradis. Je n’oublierai jamais ce moment, cette image des 71 euros sur la table, la gentillesse de toute l’équipe. Quand je les remerciais, ils disaient : nous faisons simplement notre travail. J’ai mis deux ans à avoir mes papiers. Pendant ce temps, l’appartement m’était offert, les petites étaient inscrites à l’école, nous étions en sécurité. » Les larmes lui viennent aux yeux.  « J’ai appris le français, j’ai fait une formation qualifiante, j’ai un CAP de cuisine. J’ai travaillé un moment à l’hôtel Mercure. Cette semaine, j’ai un rendez-vous à Pôle emploi. Je fais aussi l’interprète pour le CADA en arabe et en tigrinya. »

Elle se tient avec élégance sur le canapé. Cette femme élevée à ne pas travailler, à être servie, je la trouve ennoblie des travaux auxquels elle prétend, ici, en France. Je lui demande si elle a lié des amitiés à Nevers. Non, j’ai des connaissances, me dit-elle, mais je garde ma vie pour moi. Je vis avec mes filles. Mes filles travaillent bien. Mes parents me manquent beaucoup. Je souffre de les savoir seuls, sans aide. J’ai peur de ne jamais les revoir. Ils n’auront jamais de visa car je suis réfugiée. 

Elle me raconte un souvenir : le Festival d’Asmara où ils allaient en famille, une expédition. C’était une très grande fête où se rassemblaient toutes les tribus du pays pour montrer leur artisanat, les tissages par exemple. Chez eux, ce sont les hommes qui tissent. Elle va chercher deux beaux tissus de coton très différents. L’un écru, plissé, bordé d’un point de bourdon foncé. L’autre est un châle imprimé de rouge et de jaune aux motifs traditionnels. Elle me l’offre. Puis retourne préparer le déjeuner en me laissant cette fois à sa fille aînée qui a dix-sept ans et veut devenir juriste d’entreprise. Elle est très différente de sa jeune sœur, décidée, battante, sûre d’elle. Elle a fait l’année dernière parti du Conseil municipal junior. Elle participe à toutes les actions humanitaires, revient de Calais qui l’a bouleversée. Elle me raconte combien les migrants sont agacés par les journalistes. Ils ne veulent pas être filmés parce qu’ils ont peur que leurs familles qui les croient en Angleterre, les voit à la télévision vivant dans de telles conditions.

Le repas est délicieux, des boulettes de veau aux épices dans une sauce à la tomate, un magnifique gâteau tout blanc fait par les soins de Huria. Elle a mis tout son savoir appris lors de sa formation. La conversation revient sur les grand-parents. L’aînée dit combien ils lui manquent, elle dormait dans le lit de sa grand-mère, et sa petite sœur dans le lit de sa mère. La grand-mère était douce, le grand-père les gâtait. Les deux adolescentes se disputent entre elles la préséance dans le cœur de leurs grands-parents. Leur mère les écoute et ne dit rien. Je devine quelque chose de difficile à vivre pour elle : assumer le rôle de chef de famille, offrir à ses filles la sécurité d’avoir une mère forte, qui à travers les tribulations qu’elles ont traversées, maintient le cap d’une éducation exigente tandis que la tendresse du cœur de ses filles s’épanche vers la merveilleuse affection des grands-parents.  Et elle, avec qui peut-elle partager le souci maternel de l’éducation ? Avec qui peut-elle bavarder de ses propres souvenirs ? Qui d’autres qu’elle les connaît ? Je garde ma vie pour moi, m’a-t-elle dit.

Il y a des photos des grands-parents sur un meuble. Le grand-père a une  grande barbe blanche, à la Tolstoï. La grand-mère est toute petite.  Pourront-ils un jour se revoir ? Huria me donne une boîte pleine des petits gâteaux qu’elle a faits. Elle demande à sa plus jeune fille de me conduire là où je dois aller.

Je sais qu’elle va faire la vaisselle, ranger, et je me dis que faire la vaisselle est une très modeste façon de s’apporter du soin à soi-même, surtout quand on est seul.

John-Mary

Ils sont arrivés en France en 2005.  Ils sont sri-lankais.

Ils habitent une maison en bordure du quartier de La Grande Pâture, un pavillon entouré d’un jardin, avec un escalier, un perron, un salon où figure en belle place un piano, et sur le piano, la photo d’un petit garçon en aube blanche.  Lui est venu m’ouvrir. Dès que je suis assise dans le salon, il me demande si j’ai assez chaud. Oui, il fait très bon. Il m’explique qu’il chauffe avec une radiateur à pétrole, qu’il me montre. C’est efficace, et plus économique qu’un radiateur électrique.

Leur famille est originaire de Jaffna. Elle y habitait depuis six générations. La sixième est maintenant dispersée à travers le monde. Seuls restent au pays le père de John-Mary, et une de ses sœurs, religieuse de la congrégation des Salvadoriennes. Les autres ont fui les violences du conflit qui oppose l’armée gouvernementale cinghalaise aux Tigres Tamouls, conflit particulièrement actif à Jaffna, capitale des Tamouls. A la fin des années 90, la région est totalement dévastée. Les Cinghalais sont bouddhistes et les Tamouls hindouistes, mais il existe de fortes minorités catholiques et musulmanes, autant chez les Cinghalais que chez les Tamouls.

La famille de John-Mary est tamoule et catholique.  De toute sa vie au pays, John-Mary n’a connu que les violences de la guerre civile. Les catholiques qui ne se reconnaissent pas dans les actes de terrorisme des Tigres du LTTE  (Libération Tigers of Tamoul Eleam) sont victimes des deux camps. La famille a quitté Jaffna, elle vit cachée dans des villages, changeant souvent de lieu. John-Mary n’a pratiquement jamais pu aller à l’école.

A la signature du cessez-le-feu, en 2002, ils reviennent à Jaffna .

John-Mary crée  une entreprise de pâtisserie. Il vend des gâteaux à la noix de coco. Mais les affrontements et exactions continuent, impossible de tenir un commerce. Il baisse les bras. Son petit frère est mort. Il était étudiant, il avait écrit un article dans un journal LTTE et on l’a retrouvé noyé dans une piscine privée. Son père a été battu, on lui a cassé le bras et on l’a abandonné dans la jungle.

Lui-même, il a été arrêté plusieurs fois sans raisons, mis en prison, et a dû payer pour en sortir.

Il prend la décision de quitter le pays, poussé par son père .

Il fait une première tentative d’expatriation en Angleterre, qui se solde par un échec. Il rentre au pays.

En 2005, il tente la France. Il a déjà de la famille en France,  sa tante dont le mari a été tué par les Tigres Tamouls est passée par Nevers en 1985, maintenant elle vit à Paris. Sa nièce a travaillé au CADA.

Il n’a pas de visa, il paie un passeur 45.000 dollars pour sa femme, son fils et lui-même. Ils arrivent à Nevers et le jour-même, on les emmène en voiture à Clamecy. Ils plongent dans l’inconnu.

Ils  resteront quatre ans à Clamecy. Ils apprennent le français. Leur fils Josua entre à l’école.

John-Mary obtient d’abord une carte de séjour d’un an pour raison de santé, il est très faible psychologiquement, et doit bénéficier d’un soutien.  La famille aura le statut de réfugiés en 2007. Aujourd’hui, elle n’a pas encore sa carte de résidents. Elle espère obtenir la nationalité française.

Dès qu’il va mieux, John-Mary cherche du travail. Mais il ne trouve rien à Clamecy. Alors il part seul pour Paris. Il est embauché dans une entreprise de pâtisserie industrielle, qui fournit Air France, Thalys, Eurostar … une grosse entreprise de deux cent cinquante personnes. Il rentre le week end. C’est pesant.

Le salut viendra de sa religion. Il est catholique pratiquant. Il va à la messe tous les jours. Et l’évêque lui propose de l’engager à Nevers comme sacristain, de façon à ce que sa famille soit réunie.

En avril 2009, ils déménagent à Nevers, après que John-Mary a démissionné de son travail parisien. Il est sacristain à mi-temps. Sa femme, elle, a la responsabilité du fleurissement de l’église. Mais sacristain à mi-temps, cela permet seulement de survivre.

En 2012, il décide d’ouvrir avec sa femme un restaurant sri-lankais à Nevers, près des bords de Loire. Ils s’accrochent pendant trois ans  sans réussir à s’en sortir financièrement et, finalement, doivent mettre la clé sous la porte.

Depuis John-Mary a été embauché par un restaurant chinois à Varennes-Vaudevilles, Saveurs gourmandes, qu’il me recommande.

Sa femme est maintenant cuisinière à la cure.

Elle nous rejoint au salon. J’apprends qu’elle a trois frères à Nevers où la communauté tamoule catholique compte soixante-cinq familles. John-Mary en est le président.

On parle maintenant de Josua.

Il avait quatre mois quand ils sont arrivés en France, il a maintenant 11 ans et est en CM2 à l’école privée Sainte-Bernadette. Il travaille bien, il est sage. Leur départ du Sri-Lanka est récompensé par la sagesse de cet enfant.

Dès l’âge de 5 ans, il sert la messe au côté de l’évêque.

L’investissement dans la vie de la paroisse offre à la famille de John-Mary une vie sociale, amicale . Pour Noël, pour Pâques, ils font une fête chez eux, ils reçoivent les prêtres et des amis de la communauté.

Ils ont gardé une amitié profonde pour une personne de Clamecy, Jacqueline. Elle habitait à côté du CADA et était patronne d’une agence de voyage créée par son fils.  Ils l’ont connue à l’église, elle les invitait souvent chez elle.

Extérieurement leur vie respire le calme. Entre la guerre civile sri-lankaise et la paix de Nevers, ils ont opté pour la paix de Nevers et ils ont réussi leur pari. Mais il leur manque encore la nationalité française pour que la paix soit réelle. Dès qu’ils l’auront, ils retourneront voir le père de John-Mary à Jaffna. Car on ne peut pas vivre en paix quand on a laissé son vieux père tant éprouvé derrière soi.

L’image de Josua veille sur piano, petit enfant de choeur. Le poêle à pétrole ronfle. Le jardin entoure le pavillon. On boit du thé. Dimanche, ils iront à la messe. Je suis dans la France profonde.

La famille d’Anita

La famille d’Anita est afghane. Elle vit au Banlay, un quartier-cité à la périphérie nord de Nevers, là où se trouve la chapelle contemporaine de béton imaginée par l’architecte Parent, Sainte Bernadette. Ils me reçoivent dans leur salon, ils ont préparé un magnifique apéritif et un repas traditionnel généreux et délicieux. La mère et le père sont là, ainsi qu’une de leur fille. La mère est assise sur le canapé, elle ne parle pas beaucoup, opine en souriant. Elle a du mal à s’exprimer en français. J’apprendrai dans la conversation qu’elle est diabétique. Un enfant tousse au loin dans l’appartement. Le père est assis à la table où le couvert est déjà mis. Il a préparé des photos pour moi, des documents. Au début, c’est  surtout lui qui parle, sa fille intervient, elle semble être la mémoire, la référence. Finalement elle prendra et gardera la parole.

Le père, la mère et les quatre enfants sont arrivés ensemble d’Afghanistan en 2010. Ils viennent de la ville d’Herat. (Herat, deuxième ville du pays, à l’ouest du territoire, était autrefois capitale de la dynastie des Timorides. On peut y voir des minarets du XVème dont les riches décorations enchantèrent Byron. La ville est entourée de montagnes arides, couvertes de neige en hiver, une ville étape de la route de la soie, dixit Wikipedia).

A Herat, la famille d’Anita habitait la maison de leur grand-père. Ils avaient aussi un terrain à l’extérieur de la ville où ils cultivaient des légumes, carottes, concombres … Le père dirigeait un atelier de confection de vêtements féminins. Avec l’arrivée des Talibans, il a perdu sa clientèle : les femmes n’ont plus le droit d’être élégantes. Il s’est reconverti dans le commerce. Il achète  de l’huile à Dubaï ou en Iran et la revend à Hérat. J’étais un businessman me dit-il en me montrant fièrement les photos de lui dans son bureau.

Depuis le 11 septembre 2001, l’OTAN qui a provoqué la chute du gouvernement taliban,  dirige la force de répression contre Al Quaïda et son chef, Oussama Ben Landen, supposément caché dans les montagne afghanes. Mais les Talibans mènent une guérilla intensive contre le gouvernement d’Hamid Karzai, mis en place avec le soutien américain. En 2009, Herat, jusque là calme, est à son tour touchée. Il devient impossible à un père de famille de gagner sa vie pour les siens, de ne pas craindre pour leur sécurité. Pour rappel, en 2009 : 4171 attaques de la guérilla – attaque au gaz dans les écoles par exemple – dont 225 attentas-suicide, 1825 bombes et EEI (engin explosif improvisé). La peur, les caisses vides, mais surtout la vie dans un pays depuis longtemps en guerre  et le désir d’offrir un autre avenir à leur quatre enfants les décident à partir.  Les enfants ont 24, 15, 14 et 6 ans. Ils se sont arrangés avec un passeur.

Ils quittent la ville un jour d’octobre 2009 dans un minibus, en compagnie d’une autre famille.  Ils arrivent à la frontière de l’Iran, traversent l’Iran, sans descendre du minibus. A la frontière turque, ils restent cachés dans une pièce sans sortir pendant quinze jours. On leur apporte à boire, à manger.  Ils passent la frontière à pieds, de nuit, dans la montagne. Le passeur est avec eux, leur ordonne de marcher, de s’arrêter. Ils ont peur. Ils traverseront la Turquie sans savoir par où ils sont passés. De la frontière à leur premier arrêt, ils sont d’abord dans une voiture, puis cachés sous une cargaison de fruits dans un camion pendant trente-six heures, sans s’arrêter, sans même boire. On les débarque dans une ville, Ankara sans doute, on les enferme à clé pendant quarante jours dans un appartement. Ils se rendent à la salle de bains le moins souvent possible : il ne faut pas que l’appartement ait l’air habité. Ils n’ont aucune idée du temps que durera leur réclusion. Le passeur viendra un jour et il faudra partir tout de suite.

Ils ont payé cinquante-cinq mille dollars pour aller en France. L’oncle d’Anita leur a conseillé la France. Il vit, lui, au Canada. Jusqu’à présent, le père et Anita alternaient le récit, c’est maintenant Anita qui parle :

« Le passeur nous fait partir dans un minibus de dix-huit places mais nous sommes presque trente.  Cette fois, nous savons que nous allons à Izmir. La route est très dangereuse, très étroite et bordée de ravins. On a peur. Le voyage dure un jour et une nuit.

A Izmir, nous dit le passeur, il n’y a pas de policiers et vous pourrez prendre un bateau. Mais ce qu’il ne nous a pas dit, c’est qu’on s’y retrouve avec une foule de gens de toutes nationalités, Turcs, Pakistanais, Arabes, Afghans, Palestiniens, Iraniens. C’est la nuit. Il nous fait monter dans un bateau où il y a la place pour 25 personnes environs, deux bancs de chaque côté, mais nous sommes bien plus nombreux. Il nous dit de ne pas nous inquiéter, qu’un gros bateau attend au large, que nous embarquerons et serons conduits en Italie. Il n’y avait pas de bateau au large.

A bord, il n’y a pour seuls vivres que du pain et de l’eau. Mais le premier jour, la mer est très mauvaise, le pain est mouillé par les vagues et les marins, ils sont trois, trois Ukrainiens, les jettent par dessus-bord. Il nous reste dix bouteilles d’eau, et nous, nous n’avons réussi à garder des biscuits pour notre mère qui est diabétique.

Mon père a filmé quelques images avec son téléphone (il me montre effectivement des images, dans l’intérieur du bateau, il y avait donc un pont et une cale, j’avais craint que ce soit une embarcation pneumatique, on voit des personnes à fond de cale.)

On ne s’est jamais battu. Nous avons partagé le peu que nous avions, avons réservé l’eau en priorité pour les femmes enceintes, les gens âgés, les malades et les enfants.

Au bout d’une semaine, nous arrivons en vue des côtes italiennes. A 3h du matin, la police italienne nous voit, et somme le bateau de s’arrêter. Mais les Ukrainiens font demi tour en accélérant. Quand on est assez loin,  ils stoppent le moteur et nous ordonnent de nous mettre à l’eau. Ils nous poussent, puis ils fuient sur un petit bateau, amarré à l’arrière. La police nous sauve. Nous amène à terre, à Locri. Des journalistes nous attendent à l’arrivée, photographient le bateau. Maman est conduite tout de suite à l’hôpital. Nous ne tenons pas debout.  Les autres partent dans des bus, mais nous, on reste avec la police. Mon père parle anglais, il peut communiquer, aider les policiers en leur décrivant les marins. Ils les ont retrouvé à Locri, nous les avons reconnus, nous avons témoigné. Nous sommes restés jusqu’au jugement au Tribunal, un mois en tout. Les Italiens sont formidables, ils nous ont pris complètement en charge.

Notre passeur nous donne un billet de train pour la France. Nous descendons à Lyon le 31 décembre 2009. Nous allons à la Préfecture. On nous donne un récépissé pour quinze jours renouvelables et une chambre d’hôtel. Après ces quinze jours, on  nous met dans un foyer. Il y a beaucoup de nationalités, africaines et arabes. On ne sait même pas dire bonjour. Mon père demande à la Préfecture que les enfants aillent à l’école. C’est ma sœur qui y va d’abord, au collège Les Iris, puis moi. Bientôt mon petit frère ira lui aussi.  On est vraiment content. On se regarde et on se dit on est tous là, on a eu de la chance. Et les enfants vont à l’école.  On trouve d’autres Afghans au Foyer. On aura bientôt nos papiers. Notre vie recommence.

Mais comme on est arrivé par l’Italie, que nos empreintes digitales ont été prises en Italie, les Services nous demandent d’y retourner : c’est la loi. Nous ne voulons pas. Un jour, alors que ma mère est chez le dentiste avec ma sœur, la Police débarque au Foyer pour nous emmener. On résiste, on dit que notre mère n’est pas là. Ils disent tant pis, elle vous rejoindra, il faut partir. Et ils nous emmènent à l’aéroport dans un centre de rétention. 

Heureusement, ma professeur, madame Burkhart, était au courant de mon histoire. On lui téléphone, ma sœur et moi et elle prévient une association. Une dame de cette association (M.G.C.) nous aide vraiment, elle s’appelle Jacqueline. Mon père avait donné un coup de main pour la couture dans l’association de Jacqueline. Toutes les deux, elles réussissent à nous faire sortir du centre de rétention où on est resté trois semaines. Deux jours après on est convoqué au tribunal, je dis qu’on ne partira pas sans ma mère et ma sœur, qui depuis notre arrestation, restent cachées. On est convoqué à trois séances. Madame Burkhart prend un avocat pour nous, et finalement nous gagnons. Nous restons à Lyon comme demandeurs d’asile.  Jacqueline, maintenant, c’est ma grand-mère !

Il faut tout recommencer. On nous redonne un hôtel, et un jour on nous dit qu’on  nous attend à Clamecy, qu’on sera accueilli par le CADA. On habitera deux ans dans un appartement du CADA. On ira au collège et au lycée de Clamecy. En classe de seconde, ma sœur et moi, on gagne un prix littéraire dans un concours. La récompense, c’est un voyage à Paris, une réception à l’Académie Française où nous devrons lire notre texte. Nos parents sont si fiers (ils ont gardé l’article du Journal du Centre et ils me le montrent). Ça ne fait que deux ans qu’on est en France et on gagne le prix !

On obtient notre statut de réfugiés. On quitte Clamecy pour le CPH de Nevers qui nous aide à nous installer, papiers, inscriptions. On est logé par le CPH pendant six mois, et puis on vient ici, au Banlay. C’est un bon quartier, on est bien. Je suis inscrite au Lycée Raoul Follereau, actuellement en BTS comptabilité.

Mon père travaille dans un atelier de couture à l’ANAR. Depuis deux ans, ses CDD sont renouvelés tous les six mois.

Mon frère aîné habite Lyon, ma sœur aînée s’est mariée avec quelqu’un qu’elle a rencontré à Clamecy, elle habite maintenant Manchester en Angleterre.

Mon père et ma mère ont tous les deux leur diplôme de DILF (langue française) nécessaire pour pouvoir travailler. Mais ma mère, diabétique, reste à la maison.

Personne ne veut retourner en Afghanistan. Notre vie, c’est ici maintenant. »

La mère prend confiance, elle commence à intervenir dans la conversation. Elle me dit qu’une femme est mieux en France. Elle met un voile quand elle sort, mais pas sa fille, c’est normale.

Nous passons à table. Ils ont préparé un repas afghan. Il y a du poulet qui a mariné dans une sauce noire dont je ne peux deviner les ingrédients, c’est très bon. Ils disent en riant qu’ils ont du mal à s’habituer à la cuisine française. Le fils aîné arrive de Lyon, il est beaucoup plus âgé. Il embrasse d’abord son père, son front, sa main, puis sa mère, sa joue, sa main. Je connais cette coutume d’embrasser les mains, à chaque fois que j’en suis témoin, elle m’émeut. Nous sommes déjà à table, le dernier, qui tousse beaucoup, nous a rejoint. Il a de l’asthme. La conversation passe de l’arabe au français, l’appartement est chaud. Lyon, Clamecy, Nevers, un mariage, notre vie c’est ici maintenant. Si nostalgie il y a, elle est cachée.

Monsieur Ali

Monsieur Ali est djiboutien. Il vient me chercher chez moi en voiture et m’emmène dans la cafétéria du Géant Casino qui se trouve en lisière de la Cité des Bords de Loire. Il dégage quelque chose de sérieux et de préoccupé. Il est en recherche d’emploi.

« Hier matin, j’ai été à Pôle emploi, j’avais rendez-vous avec mon conseiller. Il m’a dit : A Nevers il n’y a pas de boulot. Est-ce que vous pouvez vous déplacer ? Il y a une place dans le Cher, à Bourges, une autre à Belleville-sur-Loire.

Dans l’offre, il y a écrit : Permis poids lourd souhaité, je me déplace, on me dit : ce n’est pas souhaité, c’est exigé. – Mais vous avez écrit souhaité – On s’est trompé. Je pense que c’est une façon de m’écarter. On ne se trompe pas comme ça.

A Avermes, dans le 03, il y a un CDD de trente jours. Il faut le CACES, je l’ai, c’est un certificat d’aptitude de conduite en sécurité. J’ai le niveau 1,3,5 c’est-à-dire l’aptitude à manœuvrer les chariots-élévateurs trans palettes.

Je suis magasinier cariste. J’ai fait ma formation à l’INFA de Nevers, destinée aux salariés en insertion. La formation est prise en charge par Pôle Emploi.

Le magasinier s’occupe de la préparation et de la réception. La préparation, c’est de préparer la commande client à l’expédition.

J’ai d’abord fait la formation préparateur, puis récepteur et en mars 2015, j’ai validé mon diplôme. Le CACES niveau 1,3,5 est un diplôme difficile. On suit une formation de pratique et de théorie. Pour avoir la partie théorique du diplôme, il faut répondre à cent-cinquante questions dont quarante sont éliminatoires.

J’ai eu un CDD de deux semaines à Sonimetal à La Machine comme préparateur. J’ai aussi fait l’inventaire.

Avant, j’ai travaillé  à l’ANAR du 11 novembre 2012 à 2014. D’abord un an dans l’atelier de menuiserie. Puis dans l’atelier espaces verts, on travaillait pour la Mairie, pour la SNCF, pour des particuliers, on coupait du bois en forêt. A l’ANAR à cette époque,  85% des gens sortaient de prison. Ils se comportaient correctement avec leurs collègues de travail. Il y avait du respect entre nous.

Tout ça est nouveau pour moi. Il faut s’adapter.

Mon père était commerçant. Nous étions neuf enfants, trois filles, six garçons. J’avais 18 ans quand j’ai quitté Djibouti, j’étais étudiant. C’était en 1991 (début de la guerre civile qui oppose le gouvernement et les rebelles). Je suis parti rejoindre les rebelles. J’ai vécu dans la zone tampon entre 91 et 93. En septembre, il y a eu de grandes offensives et je me suis réfugié en Ethiopie, dans le camp de Manda. Je suis resté sept ans au camp de Manda.  J’ai eu un problème de santé. Les médecins du camp m’ont envoyé à Addis Abeba. Je suis parti en 2000. Je resterai dix ans à Addis Abeba.

Je vis de l’aide du HCR, je suis nourri par les Nations-Unies mais c’est l’Ethiopie qui distribue les vivres. Je ne veux pas rester sans rien faire. Je décide d’apprendre l’anglais. Je l’ai appris en six mois au JRS (Jesuits Refugies Service). De 2000 à 2007, j’ai travaillé comme traducteur pour le HCR, d’abord bénévole puis salarié.

Je n’avais pas le statut de réfugié. Je luttais pour l’avoir, je ne voulais pas être Ethiopien. Je voulais partir. J’ai fait beaucoup de démarches très lentes, très décourageantes.

En 2003 j’ai eu mon statut. J’étais maintenant sous la protection du HCR.

Je demande à partir pour la France. Le HCR envoie ma demande avec le dossier qu’il faut. Enfin en 2008 – cinq ans après donc –  je reçois un courrier du ministère de l’intérieur qui déclare que je serai accueilli en France en 2009.

J’arrive en France le 3 février 2010. A l’aéroport, je suis accueilli par le HCR et l’OFI qui m’emmène dans un centre d’accueil à Créteil. On était  trois familles. J’étais avec ma femme et notre fils de quatre mois. Ma femme et moi, nous nous sommes rencontrés à Addis Abeba. Elle  est somalienne, de la tribu Hawiya, la plus nombreuse de Somalie. Elle est née à Mogadiscio. Elle parle très bien l’anglais. Elle travaillait à l’hôpital comme interprète pour les médecins.

Le lendemain, 4 février, on nous emmène à Clamecy. On y est resté jusqu’au 14 août 2010 et voilà comment ça s’est passé : en avril on va à l’OFPRA, en mai on a notre statut, en juillet je suis opéré à Auxerre. Le 14 août on quitte Clamecy pour Nevers.

Ma femme ne parlait pas le français. Elle a eu son diplôme de français à Nevers en 2011. Elle a fait une formation en Hôtellerie comme agent d’entretien, elle a eu son CAP niveau 5. En août 2014, elle a travaillé dix jours pour ONET. Elle était gênée pour trouver du travail car elle n’avait pas le permis, elle avait été recalé à la conduite. Pôle emploi avait payé la moitié et maintenant, il fallait payer à nouveau des leçons.

Mon fils a maintenant six ans, il est en CP.

De juillet 2015 à janvier 2016, j’ai travaillé à REGAIN-ECOPLAST à Fourchambault, une entreprise d’insertion dans le recyclage des déchets. C’est moi qui n’ai pas voulu renouveler le contrat à cause du contremaître. Il insulte les gens, les traite très mal.

Un jour, j’avais besoin d’une craie, je suis allé la lui demander à l’atelier et il me l’a jetée dessus. Je suis allé voir mon conseiller à Pôle Emploi et l’inspecteur du travail. Dans cette entreprise, quatre-vingt pour cent des gens sont en insertion. Cela explique peut-être le comportement épouvantable de ce contremaître. J’ai travaillé avec des prisonniers, entre nous on se respectait, on valait mieux que ce contremaître. J’explique à l’inspecteur que ce contremaître nous humilie. Il nous dit : vous vous croyez en maternelle. Je suis aussi allé trouver le directeur. Il m’a bien reçu, il m’a écouté mais il n’a pris aucune sanction. Ce n’est pas bien, il est responsable du comportement de ses employés.

Personne ne dépose plainte. J’ai voulu le faire, on me l’a déconseillé. »

Quand je rappellerai, monsieur Ali aura quitté Nevers pour Angers où il a trouvé du travail. Un homme obstiné, méticuleux, tenaillé par le besoin de travailler et le respect de soi-même. En juillet, sa femme a obtenu son permis de conduire, mais elle est encore sans travail. Leur fils est passé dans la classe supérieure.

J’apprendrai aussi par le CADA qu’il se bat pour que ceux qui sont restés à Addis-Abeba  obtiennent leur statut.

Nesta

Nesta est guinéenne. Elle a vingt-neuf ans, elle est en France depuis douze ans. Elle habite dans la cité du Banlay juste à côté du Resto du Coeur devant lequel il y a une queue lorsque j’arrive. Son port de tête, ses yeux vifs, sa démarche dénotent d’emblée une autorité gaie. Nous nous installons dans son salon. Elle parle d’une voix claire et chantante, parfois véhémente. Elle est la seule personne parmi celle que j’ai rencontrées dont le ton manifeste de la rébellion. Elle commence par le plus important :

« J’ai quitté la Guinée à 15 ans, ce n’était pas ma volonté, un homme m’emmenait. (Puis elle revient en arrière, elle fera plusieurs allées et retour dans le temps) Je suis née à Guékédou, un village sur la frontière avec le Sierra Leone. Je suis membre de la tribu  Diakhanke. L’ethnie majoritaire en Guinée, ce sont les Soussous. Moi je suis diakhanke et je parle diakhanké, mais aussi le malinké. Je suis musulmane. Je n’ai pas été scolarisée parce que les Musulmans n’envoient pas leurs filles à l’école. Mes sœurs non plus. Ma mère oui, pendant un temps, parce que son père le voulait. Mais quand son père est mort, son oncle l’a retirée de l’école.  Elle savait un petit peu de français et elle nous racontait que lorsque les Toubabs arrivaient au village, ils étaient accueillis avec une petite fête et elle leur disait avec fierté : Comment ça va ? Ma mère racontait ses souvenirs après le repas, elle aimait beaucoup ce souvenir-là. Elle était fille unique. Elle a été mariée à un homme beaucoup plus vieux qu’elle, qui avait des enfants plus vieux qu’elle. Elle était la seconde épouse et a eu quatre filles. En tout, mon père a eu neuf filles et deux garçons. On vivait tous ensemble. On appelait la première épouse grand-maman. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre.

Papa voyageait beaucoup, il n’était presque jamais au village. Il est mort du diabète quand j’étais petite. Maman s’est remariée avec le petit frère de papa.  Il ne m’aimait pas, me traitait de garçon manqué, était méchant avec moi.

Il avait beaucoup de terres. Avec mon père, ils avaient planté un grand jardin plein d’arbres fruitiers : mangues, avocats, bananes, clémentines, citrons verts et jaunes. C’était magnifique. Si je rentre un jour au pays, je prie pour que ce soit à la saison des fruits. Les garçons cueillaient les fruits, et nous les filles, on les vendait. On vendait au marché, et aussi sur place. Il y avait aussi des légumes : manioc, maïs, patates. Nous, on n’avait pas d’animaux, mais ma grand-mère, oui, des chèvres, des vaches, des moutons.

Il y avait encore beaucoup de poissons dans la rivière. Dans notre village, on pèche, on fume et sale le poisson, mais ce n’est pas nous les Diakhanke qui le faisons, ce sont les Soussous. Les Diakhanké sont cultivateurs.

J’ai été excisée contre la volonté de ma mère. Ma mère avait perdu une première fille bébé à cause de l’excision. Ma tante a profité de ce que m’a mère était absente. Elle m’a volée pour m’exciser à 14 ans. Je me souviens de tout.

On était dix-huit filles à être excisées ensemble, avec le même couteau. Ça s’est infecté. A cause de ça, je ne peux plus accoucher naturellement, il faut me faire une césarienne. Officiellement l’excision est  interdite, mais dans les villages, on la pratique toujours. Quand je proteste parce qu’on m’annonce au téléphone qu’une de mes nièces a été excisée, on me répond : C’est la coutume. Ça me met en colère. J’ai eu une fille en 2009. J’ai fait une demande de protection contre l’excision pour elle, car si elle va en Guinée, on pourrait la lui faire.

En Afrique, quand on n’a pas de famille, on n’est rien.

On est obligé de se marier.

Quand j’avais 15 ans, les rebelles du Sierra Léone ont attaqué le village. Ma mère a reçu une balle et elle est morte. Moi et mes soeurs, on a fui dans le village voisin. Là, une famille nous a aidées. On est parti avec un garçon de cette famille à Konakry, dans un car. On fuyait les attaquants. On est arrivé la nuit. Ce garçon connaissait des gens à Konakry.  Il était mécanicien. Il avait un appartement. Je lui plaisais parce que j’ai la peau claire alors que je ne suis pas métisse. Il m’a présentée comme sa fiancée sans m’avoir demandé mon avis. Il m’a gardée avec lui. Je pleurais beaucoup. Une dame gentille m’a posé des questions. Je lui ai dit que je n’étais pas sa fiancée. Il m’a frappée pour avoir dit ça.  Il a dit qu’il allait m’épouser et j’ai répondu que je ne voulais pas. Sa famille était une famille de musiciens. Nous, on ne se mélange pas avec ce type de famille.

Je le repousse, et il me viole. Avant, il ne m’avait pas touchée.

Il m’a emmenée en Mauritanie. J’avais quinze ans, je ne savais pas me défendre. Pour les femmes, la Mauritanie, c’est horrible. Elles n’ont pas droit à la parole, on n’écoute rien de ce qu’elles disent. On y est resté deux ans. Il voulait absolument aller en Europe. Quand on est parti, j’étais enceinte. On s’est caché dans un container sur un bateau. On est arrivé en Espagne. Il parlait français, anglais. Moi, rien.

On a pris le train avec les papiers espagnols d’un ami à lui. On disait que j’étais sa fille.

Et on est arrivé à Paris. On est allé dans le quartier de Chateaurouge.

Dans la rue, je rencontre une Malienne, je parle le malinke. Elle voit que je suis enceinte. Je lui raconte mon histoire. Elle me donne un conseil, elle me dit : fais semblant de l’aimer, pour qu’il te fasse confiance, qu’il te laisse sortir. Après tu pourras aller à la Police, dire qu’il t’a forcée, que tu veux faire ta vie sans lui.

Un jour, je me suis décidée. Je ne l’aimais pas, je voulais partir. Ce n’était pas pour m’aider qu’il s’était intéressé à moi dans son village, mais pour profiter de moi. A Paris, il avait trouvé du travail, moi, je ne parlais pas français, je ne savais rien, je ne pouvais rien faire et j’étais enceinte.

J’ai quitté la maison et je suis allée à la gare de Lyon. Je suis restée à la gare, assise dans un coin, toute la journée. Une dame est passée devant moi. Elle était Diakhanke ! Elle voit mon état, je suis enceinte de 8 mois, elle voit que je pleure, me demande ce que j’ai. Je lui dis que je suis toute seule et que je fuis un homme. Elle téléphone à son mari. Son mari dit : amène-la. Ils habitaient Moulins. Elle m’emmène à Moulins. Grâce à elle,  une assistante sociale s’est occupée de moi. J’ai accouché à Moulins en 2004 et on m’a trouvé une place au foyer de Vichy. Je suis arrivée en France à dix-sept ans, j’ai accouchée à dix-huit ans. Je suis restée quatre ans au CADA de Vichy. Il y avait des Russes, des Irakiens. Personne ne parlait ma langue, j’étais malheureuse. Je prenais des cours intensifs de français. Maintenant je parle le français, et j’apprends à l’écrire avec une association de bénévoles.

En 2008, j’ai obtenu mes papiers par recours, une carte de résident de dix ans. Dès que j’ai eu mes papiers, j’ai voulu changer de ville, pour prendre  un nouveau départ. J’ai déménagé à Nevers.  J’ai choisi Nevers parce que madame Diabi, la personne de Moulins, avait de la famille à Nevers. Et puis, c’est sur le trajet de Paris. Je pense dans ma tête que je commence une nouvelle vie.

Pendant six mois, le CPH de Nevers m’a aidée.

Maintenant je vis avec un homme que j’ai choisi. Ça a été dur de découvrir et d’accepter un autre homme. J’avais des cauchemars mais je suis allée voir des psychologues qui m’ont aidée.

Nous nous sommes mariés à la mosquée. Grâce à lui, j’ai repris contact avec ma famille. Sa famille à lui est de Kindia, la deuxième ville du pays. Sa mère est allée voir ma famille. Mon oncle me rejette, il ne veut pas de moi, mais j’ai mes sœurs. Mon mari a reconnu mon premier fils. Nous avons eu une fille en 2009. La famille de mon mari a fait son baptême au pays en notre absence, ainsi que le baptême de mon premier fils. Ca m’a touchée.

Je construis ma vie, je ne me laisse pas marcher sur les pieds, je sais que je peux me débrouiller. J’ai changé. C’est ce que j’ai dit à l’OFPRA : La petite qui était là, en 2004, a disparu, aujourd’hui je suis une autre personne.

Parce que deux ans après avoir obtenu le statut de réfugié par recours, l’OFPRA a commencé à me le contester. J’avais une carte de dix ans et maintenant, je n’ai plus qu’un récépissé. On me dit que je suis là non pour raison politique mais à cause de ma vie privée. Je me bats. Je veux rester. Ma vie est là. La vie de mes enfants est là. Je travaille. Je fais des ménages, de l’entretien dans les bureaux. J’ai eu un contrat de deux ans à la régie Quartiers. Je me suis fait des amies au Centre social. Et je pourrai un jour aller au café (c’est moi qui ai posé la question). Je fais de la publicité pour les sorties du centre social, je suis bénévole pour aider les personnes âgées.

Quand mes enfants auront la nationalité française, j’irai en Afrique. Pas tout de suite en Guinée, j’ai peur de mon oncle. Mais en Afrique du Sud, au Sénégal, au Mali. Mon fils me pose beaucoup de questions, il veut aller voir. Il a des difficultés de comportement à l’école. Il ne connaît pas son père. Son père ne sait pas où je suis. Il ne pourra pas nous retrouver. Je ne veux pas qu’il nous retrouve. (Je me souviens de l’enfant de Nesta je les avais rencontrés tous les deux, la mère et le fils, le jour de mon arrivée à Nevers, dans une réunion organisée par le CADA. Il posait des questions. Il a onze ou douze ans. Pour dire quelque chose, et comme il cherchait à attirer l’attention, je lui ai raconté que sa rue portait le nom d’un grand écrivain. Au lieu de m’envoyer promener, il a eu l’air fier, il m’a dit qu’il connaissait Victor Hugo.)

Nesta regarde l’heure, elle doit partir à son travail, elle nettoie des bureaux. Elle rassemble ses affaires et me regarde droit dans les yeux. « Aujourd’hui je n’ai pas pleuré, dit-elle. Je suis contente. J’ai décidé que je ne voulais plus pleurer. Maintenant je fais comme si ce passé était derrière moi, peut-être que ce n’est pas grand-chose, mais c’est mon histoire.»

La petite Nesta a disparu, aujourd’hui, je suis une autre personne … Non seulement Nesta s’exprime avec une grande clarté et dans un français impeccable, mais elle sait argumenter, tenir tête. Elle est convaincue de son bon droit et on l’est avec elle. Le  recours, dont elle a déjà bénéficié une fois, a été créé pour faire pencher de temps en temps la balance des décisions du côté de l’esprit et non de la loi. En cas de circonstances que le jugement personnel du préfet porte à trouver suffisantes, celui-ci a le pouvoir de passer outre l’avis de l’OFPRA. Je murmure une petite prière au préfét et je la conduis en voiture à son travail, histoire de bénéficier un peu plu longtemps de sa belle énergie.

Samir et Neymat

Samir et Neymat sont syriens. Ils sont en France depuis le 12 septembre 2014.

Samir travaille comme interprète pour le CADA. Neymat est une femme au foyer, fière de l’être.

Ils habitent dans la même cité que moi, je n’ai qu’à monter quelques étages. Ils me reçoivent à déjeuner. Neymat a préparé un vrai festin. Ils sont tout aussi gais l’un que l’autre. Lui parle davantage mais il se tourne sans cesse vers sa femme pour quêter son approbation. Le couple respire quelque chose d’heureux.

Ils habitaient Damas, dans la vieille ville, le quartier de la mosquée des Omeyyades.  Je leur demande s’ils sont musulmans, ils disent oui, mais ajoutent que ce n’était pas une question que l’on aurait posé autrefois. A Damas, toutes les religions cohabitaient fraternellement.

Ils sont cousins. Son père à lui faisait le commerce du cuir avec le Liban, l’Iran, l’Italie. Son père à elle est général mais son opposition à Hafez El Hassad l’a forcé à quitter l’armée. Il a été pendant vingt ans directeur de L’Exposition de Damas. Un ancien ami officier l’a recruté pour travailler dans les Services Secrets. Il s’est fait beaucoup d’ennemis, en particulier parce qu’il ne se laissait pas corrompre. Il a dû quitter le pays. Un de ses fils déjà aux Etats-Unis, a obtenu pour lui la Green Card. Il vit donc  aux USA.

Neymat a le bac. Samir a le bac. Pour Samir, le premier contact avec la France date de ses études. Avec une bourse de l’Etat syrien, il est venu à Saint-Etienne faire un IUT de Mécanique Générale.

Samir : Neymat, je la connais depuis toujours. En Syrie, la vie sociale est beaucoup plus forte qu’en France. On doit se voir. Tous les vendredi, la famille entière se réunit autour du grand-père, et nous mangeons ensemble. Pas question de manquer. Je voyais donc Neymat tous les vendredi, et je l’avais repérée. Quand je suis parti en France, j’ai eu une histoire avec une Française, mais quelque chose me manquait. C’était Neymat. Je lui écrivais, d’abord simplement des nouvelles, puis, dès la deuxième année, je me suis mis à lui écrire entre les lignes, et elle a su lire ! Alors j’ai prié mon père de demander sa main à son père. Il a dit oui. On s’est marié et on est reparti tous les deux à Saint-Etienne. Ce fut une grande lune de miel ! J’avais fait la connaissance d’un prêtre qui m’invitait chez lui pour parler, m’aider à apprendre le français. Il était tellement gentil que ça me rendait craintif. Je ne comprenais pas qui il était. Il me l’a peut-être dit mais comme je ne connaissais pas le mot prêtre, je n’ai pas compris. C’était étrange pour moi, il mettait des bougies partout.  Il m’a offert d’habiter chez lui, m’aidait à faire mes devoirs, me préparait des magnifiques repas, me traitait comme le fils qu’il n’avait pas. L’été, il  m’invitait dans une maison qu’il avait près de Nice. C’est là que j’ai compris qu’il était prêtre car il sortait de la maison par une porte au fond de son bureau qui communiquait avec la sacristie. Un jour, j’ai poussé cette porte et je me suis retrouvé dans l’église, avec lui qui célébrait ! On parlait ensemble de nos religions. Quand je suis parti pour la Syrie la dernière fois, il a pleuré. Deux ans plus tard, il a téléphoné pour que je revienne. Je ne pouvais pas, je travaillais. Il est venu passer quinze jours chez nous.

Pour rembourser mes études, je devais à l’état dix ans de travail. J’avais eu  une très belle bourse et au pays les salaires étaient très bas. Je ne trouvais pas de travail à la hauteur de ce que j’avais appris. J’ai accepté un poste de  programmeur informaticien. Je faisais des programmes de gestion des véhicules militaires. Comme le salaire ne suffisait pas à mon niveau de vie, j’ai commencé une autre activité : le travail du cuir chez moi l’après-midi. Pendant vingt-quatre ans, j’ai vécu de cette façon. Puis j’en ai eu marre du cuir. En 2006,  j’ai commencé à être chauffeur de taxi, l’après-midi et tard dans la soirée. C’était de très longues journées de travail.

Quatre ans après, la guerre a commencé.

Neymat (qui essaie de placer un mot) : Avant le mariage, j’étais coiffeuse, mais après je suis restée à la maison, je m’occupais des enfants, de la maison.

Elle fait merveilleusement la cuisine, renchérit Samir

Samir : Je travaille donc comme informaticien à Harasta, au minsitère de l’armée et je sais que la police secrète de Bachar El Hassad a infiltré les services. J’assiste aux premières manifestations. Au début, c’était des étudiants, des jeunes gens,  ils sortaient en criant « On veut la liberté ». Ils n’étaient pas armés, pas regroupés, ils n’avaient que leur jeunesse et leur désir. La Police Secrète, elle, était armée, elle leur a tiré dessus. Je le voyais. J’entendais des militaires se vanter d’avoir tué des manifestants. Quand on a des enfants et qu’on les voit se faire tuer, on veut les défendre. C’est pourquoi les gens se sont armés à leur tour. Mon fils est allé plusieurs fois dans les manifestations. Pendant trois mois, je me suis rongé les sangs. J’en parlais à Neymat, je lui disais que je ne voulais pas continuer à travailler avec des assassins, mais j’avais peur qu’on me tue si je parlais. J’ai pris la décision de donner ma démission. On me l’a refusée. A présent on savait que j’étais contre le régime. J’ai eu d’abord une menace par téléphone. J’ai reconnu l’accent alaouite de mon interlocuteur : Fais attention, on va enlever tes enfants. On a gardé les enfants à la maison, mais ils voulaient aller à l’école ! Je me suis débrouillé pour avoir des passeports en payant très cher et j’ai envoyé ma femme et mes enfants en Jordanie. Moi, je n’avais pas de passeport parce que je travaillais pour l’Etat. Quand on travaille pour l’Etat, on n’a pas le droit d’en avoir. Il a fallu d’abord que je puisse démissionner. Pour cela, j’ai payé. Ensuite, en payant encore, j’ai eu un passeport.  On paie pour tout en Syrie. J’ai eu du mal à passer la frontière, il y avait des bagarres entre Armée nationale et Armée libre. Finalement je suis passé. J’avais dépensé toutes mes économies pour qu’on se retrouve tous les quatre en Jordanie. Neymat vivait avec les enfants dans une famille très stricte où la vie était entièrement réglementée. Elle ne le supportait pas. Non seulement quitter son pays, mais vivre chez quelqu’un qui vous impose sa loi ! Elle a vendu ses bijoux, j’ai demandé de l’argent à son frère et nous avons loué un appartement, acheté des meubles. Puis je suis allé à l’Ambassade de France faire une demande d’asile. En attendant, on travaillait tous les deux pour des gens qu’on connaissait. Ils profitaient de nous, mais ce n’était pas grave. On se sentait en sécurité.

Un mois après ma demande, je reçois un coup de fil de l’Ambassade qui me donne un rendez-vous. Je n’arrive pas à y croire, je suis sûr que c’est une blague.

Neymat : je lui dis mais non, ce n’est pas une blague ! Pourquoi ce serait une blague ?

Samir : Dans le bureau, il y a une belle femme et un interprète. Je dis que je n’ai pas besoin d’interprète. Dieu m’inspire. La femme est touchée. Elle me dit : si quelqu’un a le droit d’aller en France, c’est vous.

Je rentre. Je préfère oublier. Pas ma femme. Quatre mois plus tard, je reçois un nouveau coup de fil de l’ambassade qui dit : « Félicitations, vous pouvez mettre les pieds dans l’eau froide, vous allez en France. »

Neymat : les pieds dans l’eau froide, ça veut dire se détendre.

Samir : Comme c’est ma femme qui a pris la communication, je me dis : elle a mal compris ! 

Neymat : Il est comme ça, il ne croit pas à sa chance. Deux mois plus tard, on a nos billets !

Samir : J’avais un copain réfugié à Decize. Il est venu nous chercher à Paris et nous a emmené chez lui. Je ne voulais pas rester chez lui donc je loue un appartement et j’achète des meubles. Mais pendant ce temps, le CADA de Clamecy nous trouve un appartement ! Je revends ce que je peux et nous voilà à Clamecy. C’est là qu’on attend nos papiers. On les a en trois mois.

Les enfants ne parlent pas un mot de français. On veut les inscrire au lycée. Le malheur nous attend au lycée. Le proviseur de Clamecy ne veut pas de nos enfants. Nous le rencontrons accompagnés d’une professeur et de Christelle Méoli, la directrice du CADA. Il n’y a rien à faire ! Nous sommes désespérés. Heureusement, Claude, une dame de l’AFPLI, s’occupe d’eux. Christelle organise notre déménagement à Nevers. Là, dit-elle, on prendra les enfants  à l’école. Et effectivement, nos deux enfants sont entrés directement en première. »

Nous passons à table. Elle est couverte de plats : une salade à l’ail et au citron, des navets et choux-fleur joliment roses macérés dans du vinaigre, une soupe de lentilles roses (sans leur peau, j’ignorais que ce fut possible), des petits pâtés au fromage, des boulettes aux épices dans une sauce divine, du riz grillé aux vermicelles, des confitures, des écorces de clémentines confites. Nous nous mettons à parler du père de Neymat qui vit aux Etats-Unis, il est venu les voir à Nevers. C’est un professeur, féru d’archéologie, il a découvert une médaille en or sur le site de  ……… S’il réussit à découvrir scientifiquement la datation de cette médaille, il révolutionnera l’histoire antique. Ils m’en montrent la photo. On y voit le profil d’une reine, et des lettres dans un alphabet que je ne connais pas.

Ils veulent que je revienne pour faire connaissance de leurs enfants, dont ils sont très fiers. Ils me racontent qu’ils ont failli perdre leur fils en Jordanie, un accident idiot, une fuite de gaz dans l’appartement qu’ils avaient loué. Il est resté plusieurs jours entre la vie et la mort. Il avait perdu la mémoire. Et Dieu soit loué, tout est revenu. Ils sont étreints par l’émotion en m’en parlant.

Aujourd’hui la situation professionnelle est difficile pour Samir. Avec beaucoup de difficulté, il a réussi à s’inscrire dans une formation du GRETA en rapport avec son diplôme d’informatique, qu’il suit actuellement. Neymat s’investit dans la cuisine chaque fois qu’elle le peut, par exemple lors du  festival des Droits Humains organisé par le PAC des Ouches, où leurs deux enfants sont impliqués.

Ils gardent une reconnaissance éternelle pour les gens qui les ont aimés, ils disent aimés et non aidés : le père Ollier à Saint-Etienne, les gens du Cada, une voisine portugaise à Clamecy qui a pris le temps tous les jours d’apprendre le français à leur fille.

Malgré tout, le manque de la famille est une douleur. Ils n’osent pas appeler en Syrie, ils craignent que leur téléphone soit sur écoute. Ils doivent vivre sans savoir s’ils pourront jamais revoir les leurs.

Nous nous quittons joyeux, leur humeur est communicative. Pourtant j’ai peur de l’état dans lequel ils vont se trouver après mon départ. Raconter son histoire, c’est la revivre. Les émotions que la vie quotidienne s’emploient à apaiser s’en trouvent réveillées et quand l’invitée est partie, pour qui on s’est jeté dans le souvenir, il faut à nouveau rentrer les images dans leur boîte. Et personne n’est là pour vous y aider.

Mais je leur manquerais bien de respect si je m’apitoyais sur eux qui  ont eu à cœur de ne pas peser lourd !

Une famille du Tibet

Ce qui frappe en entrant dans leur appartement, c’est l’autel. Il fait face au canapé du salon : une statue de Bouddha qui se détache sur un tissu rouge, des bougies allumées et des fruits en offrande. Je suis accueillie avec beaucoup de sourires. La conversation est au début difficile car mes hôtes ont du mal à parler le français, leur langue est si éloignée de la nôtre, sonorité, écriture. Au début les filles qui parlent couramment le français ne sont pas là. C’est leur mère qui parle. De temps en temps nous passons à l’anglais, mais je comprends mal son anglais. Le désir de communiquer aidant, nous nous débrouillons, et leur histoire m’apparaît.

Ils viennent de la Région autonome du Tibet.

Avant le grand périple qui se terminera pour eux à Nevers, ils n’avaient jamais quitté leur village, tout au plus étaient-ils allés à la préfecture de la région, mais pas Lhassa, distant de 250 kilomètres.

Le mari et la femme sont tous deux nés au même village. Lui est venu habiter la ferme de ses beaux-parents après leur mariage. Ils élèvent des moutons et des chèvres. Il faut changer les troupeaux de prés tous les six mois, et surtout lutter contre loups. Ils vivent du fromage et de la laine. Ils cultivent des légumes, une orge plus foncée qu’ici dont ils ne connaissent pas le nom français, des petits pois. Le climat est très rude. Petite, elle jouait dehors sur la glace. Quand elle rentrait elle avançait ses mains près du feu. La chaleur faisait très mal à ses doigts gelés.  Sa mère lui disait : Pourquoi te plains-tu ? Qui t’a forcée à aller jouer ? L’école est à Shekar, soit à une heure de marche. Ni l’un ni l’autre n’y sont allés. Ils ont appris à lire et à écrire chez eux. Elle dit que son père lui a enseigné les mathématiques, elle a une grande révérence pour son père qui prenait le temps, le soin de la faire lire, de lui expliquer la religion, le monde. Elle dit que les Tibétains ont une prédisposition pour les choses de l’esprit.

Chez eux, ils n’avaient pas d’autel, comme ils en ont un, ici, dans leur appartement de Nevers. Ils devaient révérer Bouddha dans le secret de leur coeur. Il y a un monastère à Shekar, mais il est détruit. Ils vivaient dans la crainte de la brutalité des Chinois. 

En octobre 2007, quand le Dalai-lama a reçu la médaille d’or du Congrès Américain, ils se sont retenus de manifester leur joie par peur des représailles. Ils ont attendu l’année suivante pour organiser une fête avec leurs amis en l’honneur de la médaille, et encore, pas le jour-même de la date anniversaire mais le lendemain. Quelqu’un les a dénoncés.

Un ami les prévient qu’ils sont en danger. Ils décident de partir la nuit-même avec leurs deux enfants, deux filles dont l’aînée a six ans. Les enfants montés sur un âne, avec quelques affaires, ils rejoignent dans la montagne un camion conduit par un de leurs amis qui fait souvent le voyage avec la frontière du Népal. Ils restent cachés à la frontière dans un restaurant jusqu’à ce qu’ils trouvent des sherpas qui les conduiront, eux-mêmes déguisés en sherpas, jusqu’à Katmandou. Les sherpas les laissent sur la place du Stupa. Il y a beaucoup de Tibétains à Katmandou. Ils y vivent dans la peur des espions, n’osant pas téléphoner à leurs parents pour prévenir qu’ils sont bien arrivés. Au bout d’un mois, ils se décident à rejoindre Darasalam en Inde où se trouve le Dalai-lama et son gouvernement en exil. Ils y resteront deux ans. Ils apprennent l’anglais beaucoup pus facilement qu’ils n’apprendront le français.

En Inde, il n’y a pas de statut de réfugiés, et les Tibétains ne peuvent pas obtenir la nationalité indienne. Ils n’auront donc jamais de papiers. Ne pourront donc jamais retourner voir leurs parents, et leurs enfants ne seront d’aucun pays. Des Tibétains leur conseillent de partir pour l’Europe ou l’Amérique. Ils choisissent l’Europe, arrivent à Paris en avion. Ils ne me racontent pas avec quels papiers ils ont voyagé.  Ils ne parlent pas un mot de français, ils ne connaissent rien.  Ils sont conduits directement de l’aéroport à la CAFDA * qui, dès le lendemain, leur trouve un hôtel à Longperrier en Seine et Marne. Ils n’ont pas à payer mais savent que c’est très cher. Tout de suite, ils essaient d’inscrire leurs filles à l’école. On leur répond qu’on ne peut pas scolariser des enfants domiciliés dans un hôtel. C’est insupportable pour nous, me dit la mère, nous sommes venus en France  pour que nos enfants aillent à l’école.

Un jour, alors que son mari est parti chercher les repas au Restaurant du cœur, le propriétaire de l’hôtel frappe à la porte de leur chambre et lui annonce qu’ils doivent quitter  tout de suite les lieux. Elle téléphone à son mari en pleine détresse, il rentre, il réussit à joindre le CAFDA qui leur donne une autre adresse d’hôtel à Paris. Ils  passent de personnes en personnes, de services en services. A Paris non plus, les petites ne vont pas à l’école. Jusqu’à ce qu’un jour quelqu’un les aiguillent vers Clamecy, vers le CADA de Clamecy.  Ils ne savent pas du tout où est Clamecy. Ils ont peur de ce qui les attend. Mais la personne leur dit :  tout est prêt pour vous, appartement, école, il faut y aller. Ils y vont. Et effectivement, le jour-même de leur arrivée, ils sont logés, et les filles inscrites à l’école. Les professeurs se montrent remarquables. Quand les parents les remercient, ils répondent mais non, ça nous fait plaisir d’accueillir vos filles, c’est même un honneur. La mère est  émue à l’évocation de ce souvenir. Les filles sont excitées, contentes, elles veulent apprendre rapidement. La mère se souvient de les voir à la maison, se forçant à lire, pendant que les autres enfants jouent. Au resto du cœur, ils font la connaissance de Marie-Thérèse qui les invite chez elle, leur offre du thé. Et puis il y a Claude qui leur apprend le français à l’AFPLI.

La famille obtient le statut de réfugiés. Ils pensent d’abord revenir à Paris parce qu’ils y connaissent des Tibétains et imaginent y trouver du travail. Mais on leur conseille de rester sous la protection du CADA et de profiter de l’aide du CPH de Nevers. C’est ce qu’ils font. Ils déménagent à Nevers en 2012. La mère exprime son admiration et sa reconnaissance envers le CADA. Elle dit qu’elle est un petit oiseau qui ne sait pas encore battre des ailes, se nourrir tout seul, qu’elle a encore besoin du CADA comme des enfants ont besoin de leurs parents. Alors que son mari se débrouille déjà. Il travaille. Il a  fait une formation qualifiante dans les « Travaux publics », a été embauché à Varennes-Vauzelle  par une entreprise de sérigraphie, la SERTIP. D’abord un CDD, maintenant un CDI. Elle, elle trouve difficile de sortir de sa famille, l’extérieur lui fait encore peur. Elle envisage de suivre une formation d’aide aux personnes âgées, cela lui paraît un beau métier. Son mari m’offre un sourire rayonnant. Il dit qu’il va pouvoir acheter une voiture. Vous voyez, il a pris son envol, commente sa femme.

Leurs filles vont au collège et sont inscrites au Conservatoire de Musique. L’ainée apprend la guitare, la seconde le violon. Elles jouent aussi d’un instrument traditionnel tibétain qui ressemble à un luth, le dranyen. Leur mère s’inquiète de ce qu’elles oublient le tibétain. La plus jeune sort de sa chambre. Elle nous a préparé un gâteau. Elle me dit qu’elle aime faire la cuisine. Nous prenons du thé avec le gâteau. L’aînée arrive à son tour. « Nous vivons pour nos enfants, tout est pour elles » me dit la mère. L’idée que leurs filles fassent une belle vie en France les soutient. Ils ne savent pas s’ils pourront jamais revoir leurs parents. Ils leur téléphonent rarement, par crainte de leur nuire.

Je leur demande s’ils se font des amis. Ils me disent non, mais leur filles,  elles, ont des amis. Ils m’évoquent quelqu’un qui se tient près de leur cœur : le père de l’amie de leur aînée qui l’emmenait en voiture au hand-ball chaque fois qu’il pleuvait. Ce sont ces petites choses qui comptent beaucoup.

Ils ne connaissent pas encore la région. Quand ils auront une voiture, ils pourront aller se promener.

Je les quitte. Je marche parmi les immeubles de La Grande Pâture. Il n’y a personne dehors. Les immeubles se ressemblent. Autrefois, c’était une grande pâture ici, avec des vaches. Maintenant le goudron a remplacé l’herbe, les gens s’y cachent dans du béton, autre troupeau. Des Tibétains, des Eriyhréens, des Syriens y ont rejoint les Français qui ont quitté les fermes alentour, parfois les mines, il y en avait.  Puis sont arrivés des rapatriés d’Algérie. Il y en a eu, si j’en crois le nom des rues de la cité :  rue maréchal Lyautey, rue Franchet d’Esperey, rue du père de Foucault. Et voilà qu’au compte-gouttes, arrivent l’Erythrée, le Congo, le Tibet …

*La CAFDA, Coordination de l’Accueil des Familles Demandeuses d’Asile (CAFDA) a été créée par le Centre d’action sociale protestant (CASP) en 2000 à la demande des pouvoirs publics. C’est la plus importante plate-forme de demandeurs d’asile en France.  Elle a pour mission d’accueillir des familles qui souhaitent demander l’asile à Paris et leur propose de les accompagner dans leurs démarches administratives, juridiques et l’accès à leurs droits sociaux. Elle dispose d’un pôle médical qui évalue et oriente les familles en fonction des urgences médicales et besoins de soins. Par ailleurs, elle est en lien avec le SAMU Social de Paris pour faciliter l’accès à un hébergement. La CAFDA est cofinancée par l’Union européenne par le fonds asile et migration (FAMI). (source : site de la CAFDA)

Monsieur Nsay

Nous nous donnons rendez-vous dans une cafétéria à côté du Patapain, dans le quartier des Grandes Patûres. Monsieur Nsay me rejoint après sa journée de travail. Monsieur Nsay est à Nevers depuis 2013, sa femme l’a précédé d’un an.

Il est originaire de RDC, province de Badundu.

Il a grandi dans une famille de sept enfants, trois filles, quatre garçons, même père même mère. Il est le quatrième. Son père était mécanicien de bateaux, employé par l’ONATRA, société de transport fluvial sur le Congo et son affluent le Kasaï. Il était souvent absent, partait pendant quinze jours, un mois. Sa mère élevait ses enfants, cultivait la terre.

« Les champs sont hors de la ville, à 5km. Manioc, patates douces, arachides. On allait aider le week-end, les jours fériés. J’aimais beaucoup ma mère, je me souviens de ces voyages à pieds avec elle, aller-retour aux champs, comme d’un moment de bonheur.

L’agriculture, c’était la fierté de chaque famille. Les périodes se succédaient : arachide, patates … Nous ne vendions pas, c’était pour nous, une agriculture de subsistance. Il y avait aussi des arbres fruitiers, et puis un poulailler, des lapins.

J’ai grandi à Bandundu, j’y ai passé son bac.

Mes parents voulaient que nous ayons tous notre bac, et on a tous été à l’université, même les filles.

A cette époque, il n’y avait pas d’université en province. Mon frère était déjà à Kinshasa. Il était marié, avait un travail, il m’a accueilli. J’étais inscrit à l’ISC, Institut supérieur de Commerce. Durée des études : trois ans. Je voulais travailler dans la finance. J’étais un étudiant sérieux et qui voulait réussir.

Le pays à ce moment-là (1990) entrait dans la tourmente de la  démocratisation. C’était la fin du de la dictature de Mobutu, Mitterrand avait conditionné l’aide au développement au changement démocratique. La parole se libérait. Il y avait des troubles, des manifestations. Je manifestais avec les étudiants. Mon Institut a été fermé. L’année a été décrétée blanche, sans examens. Et c’était ma première année.

Mais les manifestations ont été efficaces, par exemple nous avons obtenu des transports pour aller à l’université, et avec une réduction de 70% du tarif. Jusque là, il n’y  avait rien. J’étais chef de ma promotion, c’est moi qui ai négocié avec les autorités et elles ont commandé quatre cents bus au Maroc.

J’étais doué, j’aidais mes amis qui avaient plus de mal. Ils me l’ont rendu. J’ai trouvé mon premier travail grâce à la recommandation d’un ami. J’ai été embauché comme agent commercial dans le groupe Emeraude, une entreprise du secteur agro-alimentaire. Le patron était puissant, il possédait également une polyclinique. Il était médecin et doyen de la faculté de Kinshasa.

Je m’occupais des commandes, de la gestion des chambres froides : viandes, volailles, poissons. Il fallait prévoir le ravitaillement des magasins, faire les inventaires, tenir la comptabilité.

J’ai proposé une réorganisation de la société. J’ai été promu directeur administratif et financier, j’avais trente-deux ans.  Je suis resté dix ans dans cette entreprise. Et puis le patron m’a demandé d’être directeur administratif et financier de sa polyclinique. Une clinique de soixante-dix lits environs avec une succursale, et soixante-dix employés.

Un jour, j’ai eu l’opportunité d’être embauché par la CEPROSEM (centre production et distribution semences, distribution petit outillage, formation des maraîchers) financé par l’Union européenne. J’avais la charge des stockages et ventes de semences, distribution aux maraîchers. J’étais intermédiaire entre le FAO, HCR, PNUD (qui distribuent sur les zones de conflits) et les maraîchers. J’ai occupé ce poste pendant deux ans. Puis je suis retourné chez mon ancien patron. Il n’avait pas été content de mon départ, mais ne m’avait pas perdu de vue puisque sa ferme se fournissait chez nous.

Il était ministre de la Santé sous Kabila père et est devenu ministre de l’enseignement supérieur et universitaire sous Kabila fils.

Il m’a proposé de m’engager dans son cabinet comme conseiller. J’ai accepté. J’étais chargé des Instituts supérieurs. J’avais des missions : installation de directeurs généraux, contrôle de gestion des établissements, de fiabilité, de qualité de l’enseignement. Il y avait beaucoup de travail car il avait été décidé d’ouvrir une université dans chaque région. J’ai contrôlé l’ouverture de l’université de Bandunda, ma province. Je me tenais  à côté du ministre. Il fallait toujours être vêtu d’une veste, chemise blanche et cravate. Je prenais une autre dimension.

J’aimais beaucoup cet homme, et il m’aimait beaucoup. J’étais comme son fils, il n’y avait pas de barrière entre nous. Je l’appelais papa, et sa femme maman, c’est comme ça chez nous.

Je m’étais marié en 1997, pendant que je travaillais pour Emeraude. J’avais  cinq enfants, trois garçons et deux filles.

En 2011, il y a eu les élections présidentielles. Travaillant dans un ministère, j’étais automatiquement membre du parti du président (PPRD : parti du peuple pour renouveau et développement). J’étais représentant du parti de la commune de Ngaba et suppléant de l’épouse du ministre qui était secrétaire générale d’un département. Je l’accompagnais dans les meeting, je devenais un homme public, on me reconnaissait, me voyait en photo. Le président a été réélu. Mais les élections ont été truquées. L’opposition aurait gagné si les urnes n’avaient pas été bourrées.

Cela a donné lieu à de graves troubles, des manifestations. La population disait qu’on lui avait volé les élections. Le jour des élections, on a dû se mettre à l’abri dans un camp militaire sécurisé.  Mon ministre m’a demandé de sortir pour voir ce qui se passait. J’avais peur. Les hauts placés habitent dans des quartiers très protégés, pas moi. Moi, tout le monde a accès à moi. Je me suis trouvé pris entre le marteau et l’enclume. J’avais peur de la foule. Mais on pensait que ça allait passer.

Et puis l’église catholique a lancé un mot d’ordre. Le cardinal Laurent Monsengwo a dit : Le résultat publié par la commission électorale indépendante ne reflète pas la vérité des urnes.

Le 16 février 2012, l’église catholique a organisé une marche pacifique pour réclamer la vérité des urnes. C’était la date anniversaire d’une manifestation de chrétiens contre Mobutu.

Moi et mon épouse nous sommes chrétiens pratiquants. Je faisais partie de la commission des intellectuels de la paroisse. Le ministre savait que j’étais catholique, il était d’ailleurs lui-même un ancien séminariste. Il m’a demandé de lui rapporter ce qui se disait le dimanche dans ma paroisse au sermon.

La marche a été un très grand succès et j’y étais. Le pouvoir a envoyé les militaires, il y a eu des blessés, des prêtres battus, des dégâts terribles (des morts?) Mon épouse a été arrêtée dans cette manifestation. Il m’a fallu trois jours pour la faire sortir de prison.

J’ai commencé à avoir peur. Mon beau-frère m’a prévenu d’être très prudent. J’envoie d’abord ma femme en Europe en septembre 2012. Je ne vais plus au ministère. Je suis réfugié chez des amis pour échapper aux gens de la sécurité qui viennent chez moi. Je pars en 2013, laissant les enfants chez leur grand-père. On a failli kidnapper une de mes filles à la sortie de son école. Puis les enfants sont sortis en janvier 2014.

Comment s’est-on retrouvé à Nevers ? C’est un hasard. Mon épouse a été envoyée à Nevers. Elle ne connaissait pas.

Elle a passé quatre mois au Prado. Le Prado, c’est le 115, l’hébergement d’urgence. Elle était avec des SDF et leurs chiens. Elle a accouché de notre sixième enfant alors qu’elle était au Prado. Elle a eu une septicémie. Pour moi, c’était horrible.

Au Congo, elle était infirmière mais son diplôme n’est pas reconnu ici. Elle a suivi une formation d’assistante de vie.

Nous avons eu nos papiers de l’OFPRA. J’ai fait une formation de logistique d’entreposage, j’ai un permis de conduire d’engins élévateurs. Je ne trouve pas de travail dans ce domaine. J’ai travaillé à la Solidarité 58 en 2015. Maintenant je suis l’accompagnant d’une personne fragile. Je l’aide à vivre.

On a été bien accueilli par la communauté catholique. Mon épouse et moi nous sommes choristes à la paroisse Saint Joseph, ma femme est responsable du fleurissement de l’église. Nous sommes dans les associations, ACNAM, CIMADE, CCFD, Pastorale des Emigrants.

Nos enfants ont 17,15, 13, 11 , 7 et 3 ans. Je voudrais qu’ils soient utiles ici, qu’ils rendent ce qu’ils ont reçu.

Je tiens à dire, à faire comprendre qu’on ne quitte pas son pays pour le plaisir d’avoir des allocations. On part parce qu’on a perdu  la sécurité nécessaire pour vivre. On est devant un dictateur souvent en place avec l’aide des pays occidentaux. Il faut faire pression sur les dictateurs pour qu’ils cessent. Les dirigeants européens savent ce qui se passent mais préfèrent leurs intérêts, ils ne pensent pas au peuple qui souffre. »

Monsieur Nsay est élégant, retenu. Il était conseiller d’un ministre, il assiste maintenant une personne handicapée. Pas une plainte en ce qui le concerne mais une condamnation des politiques étrangères de l’Europe. La nuit est tombée quand nous sortons du Patapin. En face de nous, les lumières de la zone commerciale. Chacun reprend sa voiture.

Zulfyia

Zulfyia est tchétchène. Elle est née en octobre 83 à Grozny. Elle avait onze ans au début de la première guerre et dix-huit à la fin de la seconde. C’est une grande et belle femme de trente-deux ans. Elle porte une jupe longue et un foulard dans les cheveux. Elle m’accueille avec une petite fille dans les bras. Elle lui donnera de temps en temps le biberon. Comme souvent, je suis frappée par l’ordre et le calme qui se dégagent de ces appartements où des migrants recommencent leur vie. Elle est très accueillante, l’idée de me parler lui plaît. Elle me dira qu’en Tchétchénie, elle tenait un journal qu’elle brûlait après l’avoir écrit. Elle restera très pudique,  impressionnante.

« J’ai grandi en ne voyant que la guerre.

Le vrai métier de ma mère, c’était de construire des maisons. Mon père, lui, était garagiste. Mais ils ne pouvaient ni l’un ni l’autre exercer leur métier.

Pendant la guerre, ils sont devenus commerçants parce qu’on ne pouvait rien faire d’autre. On ne pouvait que vendre, c’est à dire marchander, troquer, pour gagner de l’argent.

En 1994, j’avais onze ans, on a dû fuir Grozny. On est allé vivre dans le village de Tsotsiyourt, chez ma grand-mère. Il y a ma mère, mon frère et moi. Mon père est allé chez sa mère à lui. Le mari ne vient pas dans la famille de sa femme. C’est notre culture.

L’école dans le village est très pauvre. On garde nos manteaux. Les fenêtres n’ont pas de vitres, seulement des feuilles de plastique. On y va la moitié de la journée, pour alterner. Quand il y a des bombardements, on fuit à la maison. Notre maison est très loin, et j’ai peur. Je suis toute seule. Mon frère est trop petit pour aller à l’école. Pendant l’hiver, il y a trop de neige. Je ne vais donc à l’école que l’été.

La nourriture manque l’hiver. L’été on a le potager. On fait des conserves à condition d’avoir du gaz. On n’a pas d’argent. Ma mère passe son temps à chercher de l’argent. Toute la famille est réfugiée chez ma grand-mère, tous les frères et sœurs de maman.

On nous vole. On rangeait les provisions dans une grange et tout a été volé, toutes nos provisions. Ma mère fait le Sherlock Homes, elle cherche des traces des voleurs. Ma mère faisait tout son possible, et je ne m’en rendais pas compte.

On ne peut sortir qu’à des horaires précis, à cause du couvre-feu. Les militaires ferment le village le soir et fouillent pour trouver des armes. Les soldats sont très jeunes, 16, 17, 18 ans. Eux aussi n’ont rien à manger. Nous les aidons parce qu’ils sont jeunes et n’ont rien à manger. Quand ils viennent chez nous, avec leurs armes, sur leurs chars, mes petites cousines hurlent. Moi, j’avais 11 ans et je ne pleurais pas.

Ma tante disait à ses filles pour les faire dormir : si vous ne dormez pas, j’appelle les Russes. C’était pour plaisanter, comme on dirait j’appelle les loups.

Ma mère a été enceinte de mon petit frère, né le 26 avril 1996. Quand la guerre s’est arrêtée, je me suis dit : Mon petit frère ne connaîtra pas la guerre, il ne souffrira pas comme mon frère et moi. Je disais ça dans mon cœur. La guerre s’est arrêtée en août. On a attendu un peu et on est rentré.

La ville était en morceaux, bombardée, effondrée. On habitait au 7ème étage. L’escalier du 8ème était tombé sur le 7ème. Encore aujourd’hui je rêve de cet escalier tombé sur notre étage. On était les seuls dans l’immeuble avec une vieille dame russe au 6ème. Je connais le nom de toutes les bombes en russe et je sais reconnaître la bombe qui est tombée à la façon dont l’immeuble est écroulé. Je suis très calée.

Il n’y a plus d’eau ni d’électricité dans l’immeuble. On s’éclaire à la lampe à pétrole, à la bougie. Pour cuire, on fait du feu sur le palier avec des briques et le bois des portes et des fenêtres. Ma mère fait des kilomètres à pieds sur les routes défoncées pour chercher des légumes. La nuit, on se serrait tous dans la même pièce pour dormir.

On répare, on se débrouille pour que la vie revienne à la normale. Mais ma mère dit : ça va recommencer. Elle le dit et pourtant, tous, on fait comme si on avait l’espoir que non.

On a tout réparé, on a remis des vitres, on a réparé les routes nous-mêmes.

Les avions russes sont revenus en 2000. Aujourd’hui encore, j’entends dans ma tête le bruit des avions de l’armée russe. J’ai tout de suite compris. De ma fenêtre, on voyait le Caucase, et un petit village de moins de cent maisons. Je me souviens de m’être dit précisément dans mon cœur : non, ils ne vont pas faire ça. Et ils l’ont fait. J’ai vu tomber les bombes. Mon petit frère avait quatre ans, et j’ai pensé : alors lui aussi, il va connaître la guerre.

Quelques jours plus tard, ma mère a dit qu’on partait, on est retourné chez ma grand-mère. Ça a été une guerre plus longue que la première. Je n’ai pas pu suivre une scolarité normale. Soit je restais à la maison pour m’occuper de mes frères, soit c’était la guerre. Je suis allée un peu au collège. Ici j’ai appris le français, j’ai suivi une formation. J’aime apprendre.

Après la fin de la guerre, on est rentré à Grozni en été 2001. Le climat était dur, sans sécurité. Il y avait des attentats faits par les séparatistes. On risquait de mourir dans le bus, au marché. L’attentat à Paris, ça m’a rappelé ce que nous avons vécu.

En 2002, je me suis mariée, avec l’accord de mes parents. J’avais dix-neuf ans. On a fait un beau mariage selon la tradition dans une ville détruite. J’avais une très belle robe. Je n’ai vu mon mari que le lendemain du début de la fête, c’est notre coutume et nous l’avons respectée.

Il n’y a pas de travail à Grozny. Pour gagner de quoi vivre, mon mari et son père font le taxi. On gagne pas grand chose. On tire de l’eau dans des puits qu’il y a dans les quartiers. On passe son temps à ramener des seaux d’eau. On répare le gaz. On se cotise pour acheter un groupe électrogène. Notre première fille est née à Grozny en 2003. Je n’ai jamais été chez un médecin. Comme il y avait couvre-feu, il fallait aller à l’hôpital le jour. Je suis allée en avance à l’hôpital, aidée de ma belle-soeur.

Avec mon mari, on a décidé de quitter le pays. On avait un cousin à Nevers et on s’est dit qu’on irait en France. On était plusieurs à partir. D’abord on va en Pologne, on y reste quinze jours, je ne sais pas le nom de la ville, c’était une ville pour réfugiés. On a pris voiture, train, bus, notre fille avait un an et un mois. Ensuite en Allemagne. On ne mange pas. On n’a pas d’argent. Je suis restée plusieurs jours sans manger. Je ne pouvais plus marcher.

On était quatre, un sac, une fille, mon mari, moi. On est arrivé en train à Paris en octobre 2004. Un monsieur tchétchène nous a vus. Je ne tenais pas sur mes jambes. Il nous a accueillis chez lui, nous a nourris. On n’avait pas le n° de portable de notre cousin. On n’avait pas de portable, il n’y avait pas de portable en Tchétchénie, on ne savait pas ce que c’était. Mais on a tout de même trouvé notre cousin. Il est venu nous chercher et nous a amenés au CADA de Nevers.

Ça fait douze ans qu’on est là.

Je ne parlais pas un mot, ni oui, ni non.

J’ai eu mon statut de réfugiée en un an. Mon mari, lui, l’a eu par recours. Il a dû attendre trois ans pour l’avoir.

De 2005 à 2008 je suis restée à la maison, je ne parlais pas le français et mon mari voulait que je reste à la maison. Je n’aime pas les disputes, je suis soumise. Mais un jour, le CADA est intervenu : Vous restez toujours à la maison, vous êtes en France, ça ne vas pas, il faut sortir. Le CADA nous convoque tous les deux ensemble et explique à mon mari que je dois apprendre le français. Je vais à l’AFPLI. Un jour l’AFPLI déménage et je ne sais plus y aller. Heureusement, une autre étrangère m’a aidée à trouver l’adresse. J’ai aussi commencé le Forum Formation pour apprendre le français. Et c’est devenu facile !

Je me souviens d’être allée au CADA pour leur demander de m’aider à obtenir ma carte vitale. Ils n’ont pas voulu m’aider, ils m’ont dit que je devais me débrouiller toute seule, c’était fin 2006, début 2007. Je ne savais rien du tout, j’avais peur, ça a été ma première démarche, et j’ai réussi. Ma cousine m’avait aidée à préparer.

Je me faisais des cahiers où je notais ce que j’apprenais. Petit à petit, j’ai pris confiance. Aujourd’hui je remercie le CADA, ils savaient que je devais affronter seule.

Mon mari a suivi une formation de sécurité, il veut ouvrir un centre de sport. Il fait de la musculation. Il a eu sa nationalité, les enfants aussi, mais pas moi, je ne parlais pas assez bien le français.

J’ai travaillé à l’ANAR dans la couture.

Mais surtout j’ai suivi une formation payante d’aide soignante, je voudrai plus tard être infirmière. J’ai suivi trois mois de cours, avec un stage, qui faisait suite à une formation de secouriste que j’avais faite en Tchétchénie. J’ai eu vingt-huit points sur trente à l’examen de sortie que j’ai passé le 9 mai. Mais la loi avait changé le 7 mai. Mon équivalence avec le diplôme de Tchétchénie n’était plus valable. Ce qui a été horrible, c’est qu’on me l’a dit un an après. Pendant un an, j’ai espéré.

Il y a trois semaines, je suis allée pour la première fois au cinéma, à trente-deux ans. Un dessin animé : Zootopy. J’y suis allée avec mes trois filles aînées. J’ai dit aux enfants : votre maman va aller au cinéma pour la première fois. Ma fille aînée y est déjà allée avec des copines, avec le père de l’une d’elles qui les amène. Elle aime bien faire la grande.

Je parle russe et tchétchène. 

Pour mes filles, la France est leur pays. L’aînée avait un an quand on est arrivé. Les autres sont nées ici. Je leur parle russe. Elles ne connaissent pas leur grands-parents mais j’espère que ma mère va pouvoir venir cette année. Je ne l’ai pas vue depuis douze ans. Moi, j’irai en Tchétchénie dès que j’aurai la nationalité. Je sais que la Tchétchénie a changé. En 2004, il n’y avait pas de téléphone. Maintenant, il y a des portables, et il y a Skype !!!

Le père est passé comme une ombre dans l’entrée, il était là pendant tout ce temps quelque part dans l’appartement, il nous a laissées parler, sans intervenir. Il est grand et costaud. Il revient avec deux enfants qui rentrent de l’école pour déjeuner, me salue.  Deux petites en CP et maternelle. Une plus grande arrive quelques instants plus tard toute seule. Elles sont menues, mignonnes, elle viennent vers moi. Zulfyia me propose de déjeuner avec eux. Par discrétion, je les laisse. Et je le regrette.