PARCOURS / Auteurs et auteures phare

Léon Tolstoï

Le premier à m’éblouir. Je lis Guerre et paix à 14 ans. Natacha est sur le balcon : je dis, c’est moi, elle me ressemble. Je lis la princesse Marie : non, je suis la princesse Marie, je lis Sonia, ah mais non, c’est Sonia que je suis. Comment cet homme, ce barbu, ce boyard, ce mari exécrable a-t-il pu pénétrer si finement la gent féminine, et surtout la jeune fille ? Ce n’est pas tout. Il est l’écrivain qui – par des moyens presque inverses à ceux de Virginia Woolf – donne le plus de réalité au monde.  La nature semble regarder l’homme plutôt que l’inverse tant elle envahit la page avec des effets de grossissement, de même la société dans laquelle l’individu est pris comme dans de la glu. La discrimination des individus les uns par rapport aux autres, Levine versus Vronski, Pierre Bezoukov versus le Prince André, les trois jeunes filles de Guerre et Paix, Anna Karenine versus Kitty y est éblouissante de véracité. Je lis tout de lui, ses récits, ses romans, ses écrits philosophiques, religieux, même le plus rebutant, le plus ennuyeux. Je lis surtout ses journaux.  Il a un besoin viscéral d’examiner sa vie. Il se fait des programmes qu’il n’arrive pas à suivre.   Je ne veux pas choisir ce qui me plait et délaisser ce qui me gêne, comme par exemple son mépris pour Tchékhov. Je dois tout comprendre de cet homme. J’admire le soin qu’il met à apprendre à lire aux paysans qui vivent sur ses terres. J’admire qu’il écrive au jeune Tsar Nicolas III pour l’enjoindre à gracier les étudiants qui venaient d’assassiner Nicolas II. J’admire son art consommé de romancier, le sens de la scène, du détail, sa vision synthétique du monde. Il écrit comme on ne peut plus écrire. Avec autorité. Tchékhov le disait.