ÉCRITS / Romans

Conférence

Mai 2014

La force des genres

Communication prononcée au campus Limpertsbergd de l’université du Luxembourg devant les étudiants de la professeure de langue et littérature française Sylvie Freyermuth le 7 mai 2014.

I

J’ai choisi ce titre de façon un peu hasardeuse, parce que je viens de changer de genre en publiant le recueil de nouvelles Passage de l’amour. La nouvelle n’est peut-être qu’un sous-genre du roman, mais il n’empêche que j’ai fait l’expérience de l’efficacité particulière de ce sous-genre, de cette forme, que cela m’a frappée, que je me suis trouvée entraînée, aidée par cette forme. J’ai éprouvé qu’elle était appropriée à un fonctionnement particulier de la psyché, qui n’était pas le même que celui à l’oeuvre dans la forme romanesque, à fortiori théâtrale ou poétique.

La nouvelle a une définition assez floue, comme le roman d’ailleurs. Grosso modo, on s’entend à dire que c’est une forme brève qu’on ne peut pas confondre avec un récit ou une novella, parce qu’elle est orientée vers une chute, ou un suspens qui en ouvre le sens, le renverse, provoque un effet. J’en donne quelques unes : celle de La parure de Maupassant où  Mathilde Loisel  apprend par hasard et vingt ans après que la broche qu’elle s’est tuée à remplacer était fausse. Coup de théâtre dont est familier Maupassant. Comme dans  Aux champs, qui repose sur la même construction d’un laps de temps et d’une révélation finale tombant comme un couperet.

Tchékhov est souvent plus ramassé dans le temps. Il s’agit d’un voyage, d’une soirée, à la fin desquels se produit ce qui va en faire la densité comme par exemple dans Tristesse, où un cocher essaie pendant toute la soirée de raconter à ses clients le chagrin qui l’assomme, la mort de son fils, sans qu’aucun client s’y intéresse ou même le laisse parler. Comme il ramène son cheval à l’écurie, c’est à lui qu’il raconte enfin toute l’histoire. La nouvelle est parfaite parce que le lecteur se retrouve dans le rôle du cheval, dépositaire passif de la douleur (la nouvelle s’arrête avant le récit du cocher), tout en ayant à l’esprit qu’il a bien dû lui arrivé d’être dans celle des clients qui n’écoutent pas.

La chute ne repose pas forcément sur une révélation ou un coup de théâtre. Dans Vanka (encore Tchékhov), un petit garçon de 9 ans, orphelin, placé comme apprenti chez un cordonnier à Moscou, battu et mal nourri, écrit en cachette le soir de Noël à son grand-père pour le supplier de venir le chercher.  Il met la lettre dans son enveloppe sur laquelle il inscrit en guise d’adresse : Grand-père, au village. S’il n’avait mis que cela, ce serait évidemment triste mais un peu plat, un peu niais. La nouvelle est rendue poignante parce que l’enfant, pris d’un doute,  se gratte la tête et, raisonnant correctement rajoute « Constantin Joukof », le nom de son grand-père, puis court en cachette glisser la lettre dans une boite aux lettres qu’il a pris la peine de se faire montrer la veille. Il s’endort, heureux, en rêvant au village, sans savoir que sa lettre ne pourra jamais arriver. La chute met le lecteur dans la position de celui qui sait ce que l’enfant ne sait pas tout en étant dans l’incapacité d’intervenir pour rectifier le sort.

Et puis, il y a les nouvelles des femmes anglo-saxonnes. Woolf, Parker, Plath, Munroe, et celle que je chéris entre toutes : Katherine Mansfield. Voici la sixième nouvelle de « Sur la baie » : Nous sommes dans le pur présent d’un jardin et d’une jeune femme alanguie sur une chaise longue, son bébé posé à côté d’elle sur un linge. Dans ce pur présent se déploie la pensée de la mère suscitée par ce qu’elle voit : les fleurs, inutilement belles comme elle qui n’aime pas sa vie, n’aime pas être mère, songe tristement à ses rêves de jeune fille. Il ne se passe rien que cela quand son regard tombe sur le bébé qui se retourne et lui sourit d’un magnifique sourire de bébé. L’événement, c’est un échange de regard, et le bouleversement, tout autant émouvant que plein d’humour,  qui conduit la mère, les larmes aux yeux, à murmurer à son bébé : bonjour, mon petit bonhomme.  Le récit est conduit  pour arriver à cette fin. Mais il rebondit. Le temps reprend son cours du côté du bébé. On sort d’un temps par trop orienté, où les événements auraient une signification définitive, explicative. La nouvelle n’est qu’un instant pendant lequel s’est déployée la profondeur d’une émotion. Le bébé clôt le récit, pour qui le visage de la mère était peut-être à peine plus que la plume, la chose rose et douce qui ondule devant lui. La vie ondule.

Ces cinq nouvelles sont de purs joyaux et pour moi le patron du genre, comme on disait autrefois qu’on coupait un vêtement d’après un patron. Mais il y a d’autres patrons. Par exemple, Alice Munroe qui vient d’avoir le Nobel, premier Nobel accordé à un auteur de nouvelles,  en suit un autre. Ses nouvelles englobent généralement une longue période de vie, parfois la vie entière, tel est le cas de son dernier recueil : Trop de bonheur.

Il y a beaucoup de places dans le genre de la nouvelle mais de mon point de vue, elle est faite pour épingler un événement singulier qui ébranle le ou les personnages. L’art de l’auteur, sa liberté consiste soit à laisser le lecteur dans l’ébranlement, on appellera cela une fin ouverte, soit à trancher dans ses conséquences, soit à révéler une chose cachée qui oblige à relire avec une attention renouvelée.

Pour l’auteur, le premier travail consiste à collecter ces événements. Qu’ils soient spectaculaires ou minuscules, ils mettent celui qui les vit en contact avec la pesanteur, la résistance du réel. Ils ont la puissance de déchirer l’armure, la carapace, voire d’éclairer un instant l’obscurité dans laquelle nous avançons. Des événements qui mettent à bas nos défenses, dépassent nos prévisions, nos décisions, nous font sentir, comme le dit Simone de Beauvoir, la force des choses, notre fragilité et parfois notre capacité d’amour.

Je venais de traverser la maladie et la mort de mon mari. Je n’avais pas envie  de bâtir un livre comme on bâtit une maison, avec poutres et toiture, racontant la lutte des deux dernières années. Je savais que pendant ces deux années, il y avait eu des instants très forts. De ces instants qui sont justement donnés par l’épreuve, qui en font son prix de l’épreuve. Des joies, des énervements, des rancoeurs, des pardons. Je voulais les penser comme des instants. Le livre serait un recueil d’instants. De cette forme là, j’avais envie. Ces instants, je les ai mis en scène pour les sauver de l’oubli. J’en ai ensuite cherché dans notre vie antérieure à la maladie, et puis j’en ai cherché dans ma vie tout court, et autour de moi. Ces moments où la force du réel fait effraction. Que je les ai vécus ou que j’en ai été témoin. C’est ainsi que s’est fabriqué Passage de l’amour : le regard de Marie et sa mère, mon mari disant que quand il aurait un nouveau cœur, il achèterait une jaguar, le vieil homme croisé dans le train dont une inconnue a massé les jambes après qu’il ait confié à ses voisins – dont moi – le pèlerinage à la tombe de sa femme qu’il accomplissait tous les ans, l’aveu impromptu et profond d’un homme à des inconnus.

Ce  sont des moments qui vous sont donnés.  L’écriture des nouvelles s’est révélée pour moi être une école de l’attention.

 

II

Pour en revenir au titre, je vois les genres comme des outils pour forer l’énigme du réel. Chacun à leur façon.

Les trois grands genres prennent en charge trois rapports au monde, trois aspects de la condition humaine comme  trois postures mentales.

Le genre narratif récapitule dans le surplomb d’un regard, une ou des vies, dans un lieu et un temps. Que le narrateur soit omniscient ou pas ne change rien à l’affaire. Celui qui écrit un roman s’avance par le moyen d’un enchainement d’événements si minimes soient-ils de façon à proposer une histoire, même brisée, inachevée, même obscure. Le genre romanesque requiert l’assemblage, nécessite l’agencement, et de ce fait permet d’explorer la capacité humaine à enchaîner les événements, à être soi, rester soi dans les différents moments, dans les changements.  L’écrivain qui s’attaque à un roman assume l’obligation d’avancer dans la vie avec son passé, de faire ou ne pas faire quelque chose de sa vie, d’exercer ou pas sa capacité de choix (c’est pourquoi c’est le genre bourgeois par excellence, un genre de bâtisseur). Il affine en lui la perception de ce rapport au monde. Il exerce son choix quant au lieu, à l’espace, aux événements. Si cette liberté s’exerce mal, le lecteur ne croira tout simplement pas à son roman qui « ne marchera pas ». Il faut que l’auteur soit un instrument qui sonne juste. Plus ou moins puissant, mais juste.

La poésie – du moins quand elle n’est pas narrative –  exprime un tout autre rapport au monde. Il ne s’agit plus de décrypter. De trouver dans le réel de quoi faire un récit avec une avant, un début, un milieu et une fin. Il s’agit de se tenir dans la présence. D’y tenir son lecteur. Si effort il y a (certains disent que le poème est parfois donné), c’est un effort de traduction. Traduction d’un instant donné (Jaccottet),  d’une hantise (Reverdy) d’une idée (Spleen et idéal). L’image de la Renaissance, du poète « enthousiasmé » me paraît toujours parlante, quelque chose du réel a envahi le poète et il cherche à en offrir la résonnance.  Il cherche à diriger son lecteur vers cette même source. Dans la préface de Cromwell, Victor Hugo situe la poésie à l’aube des temps, quand l’homme n’était pas encore séparé de la nature, comme s’il n’avait pas encore été chassé du paradis. La poésie, dit-il, est louange de la nature dans laquelle Dieu est présent. Auden, poète du XXème siècle, parle, lui aussi de la nécessité de la louange. Pendant la guerre, il écrit (A la mémoire de W.B. Yeats) :« Va, poète, descend tout droit/ Jusqu’au plus profond de la nuit/ Que ta voix qui nous laisse libres/ Nous invite à nous réjouir. (…) Fais, dans les déserts de son cœur/ Jaillir la source guérisseuse,/  Dans la prison de ses journées/ Instruis l’homme libre à louer. » Tolstoï dit que les familles heureuses n’ont pas d’histoires, on dit généralement qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Le bonheur ne se prête pas aux événements. Il jouit de lui-même, il repose sur l’équilibre. Et par là-même, ne se prête pas au roman. Le genre de la poésie, lui, est aussi efficace dans le bonheur que le malheur, la joie que la peine, le plaisir que la souffrance.  La poésie prend en charge l’émotion d’être au monde. L’émotion humaine. 

Quant au théâtre, qui élimine le narrateur, il met en lumière un troisième aspect de notre condition humaine : nous ne vivons que face aux autres. Nous avons l’obligation de comparaitre les uns devant les autres, en amour comme au tribunal. On comprend bien que le théâtre ait pris naissance au sein de la cité. C’est une terrible ascèse que l’écriture théâtrale qui se prive des descriptions, des pensées intérieures (dans les monologues ou dialogues avec confident, il y a pulsion d’aveu – donc nécessité d’un partenaire même imaginaire, ou de clarification, nécessité ignorée du flux de conscience).

Ainsi, avant de penser que le genre est un carcan, il me parait juste de dire qu’on doit savoir utiliser sa spécificité, et lui rendre ce qu’on lui prend, de façon à l’enrichir, comme le flux de conscience a tant enrichi le genre romanesque. Il y a un trésor dans les genres. Devant une pièce aussi réussie qu’En attendant Godot, une poésie de Nerval ou Missis Dalloway, on ne peut qu’en être convaincu.