ÉCRITS / Articles et conférences
Conférence
Janvier 2018
La création dans le temps
Conférence prononcée à l’université Meiji de Tokyo en janvier 2018 à l’invitation de la professeure Misako Nemoto traitant des liens à tracer entre l’auteur français Pierre Pachet qu’elle traduit en japonais et mon propre travail
L’idée du rapprochement des termes temps et création m’est apparue comme une façon de répondre à l’invitation de Misako Nemoto. En 2005, Pierre Pachet publiait un essai qu’il qualifiait d’autobiographique intitulé « L’amour dans le temps ». Vous voyez que je ne me suis pas gênée pour utiliser son titre dans le mien. Dans cet essai, il analyse avec toute sa sensibilité et sa formation stoïcienne – il a fait une thèse sur Chrysippe – l’interaction dans sa vie entre temps et amour, en en montrant l’effet bénéfique. Pour le dire rapidement, il ne s’agit pas de se reposer sur un « je t’aimerai toujours » mais d’aimer dans l’instant, d’utiliser l’instant pour aimer, pour affûter l’amour. Sans ce contact avec le réel forcément changeant, qui se fait sans délai, parce que l’instant est le seul temps dont nous disposons puisque demain nous ne serons peut-être plus, l’amour n’est qu’une illusion. Et pourtant, il a besoin du deuxième temps, le temps-durée, celui de la succession qui permet la construction, celui qui détruit et qui fait naître à la vie.
Le séminaire de Pierre Pachet était régulièrement alimenté de citations de penseurs de l’école stoïque. Je me souviens de cette phrase de Marc-Aurèle : fais à chaque instant ce que tu as sur les bras. Que ce qui se trouve sur nos bras le soit par décision d’une transcendance divine, comme c’est le cas pour les stoïciens, Pierre Pachet ne s’y avance pas. Le recoupement des diverses auteurs qu’il a proposé à notre réflexion au cours du séminaire, avec les angles de vues et les citations, permet de mieux comprendre ce qui l’attirait déjà chez les stoïciens, par exemple cette phrase du philosophe français Maine de Biran : « Notre existence est successive et ne peut être comprise autrement ». Et cette autre, relevée au début de La prisonnière dans La Recherche, que Marcel prononce lors du petit cours qu’il donne à Albertine sur Dostoievski : « Nous ne nous réalisons que successivement ». Ainsi que parmi cent autres, cette citation de Simone Weil, un de ses auteurs les plus chéris : (il faut que je retrouve la citation) « …un roman qui passerait d’une minute à l’autre en en montrant le lien.. ».
A l’aune de cet exemple, j’ai pensé : Et qu’en est-il du rapport du temps et de la création ? Qu’en est-il pour moi, dans mon expérience ? Quelle emprise du temps puis-je percevoir dans mon propre travail ?
Il s’agit de passer par dessus ma gêne à parler de moi pour arrimer la pensée au domaine d’une expérience, de garder à la pensée sa modestie, quitte à ce qu’elle ne fasse qu’un petit pas.
La première idée qui me vient c’est que je me sens vieillir, expérience des plus courantes. J’ai commencé Lonely child, mon dernier roman, l’année de mes 60 ans. Ce chiffre m’a effrayée. J’ai pris conscience que le temps-durée n’est plus pour moi un matériau inépuisable. D’où un sentiment d’urgence, et la nécessité que ce livre acquiert en densité, en richesse. A tel point d’ailleurs que s’en m’en rendre compte, l’enjeu de mon livre, après divers avatars, est devenu la rédaction d’un testament. Je pensais que cette urgence allait me porter, me rendre efficace. Je n’ai jamais eu autant de mal à écrire. J’ai recommencé trois fois, et quand je relis le livre, j’en vois les différentes strates et le trouve malhabile. J’ai compris maintenant que j’avais débordé le présent par une intention et une volonté que l’angoisse de mort avait exacerbée. J’ai dû pour réussir à terminer le livre me contorsionner pour sauter par-dessus l’état psychique dans lequel je me trouvais. La raison qui m’en apparaît après coup évidente, c’est que j’étais dès le départ dans le futur du livre. J’ai éprouvé, et j’ai été contrainte par cette sensation, que la diminution du temps-durée rend très difficile la liberté de s’intéresser au présent qui, seul, peut permettre la survenue de l’inattendu sans lequel l’auteur se trouve enfermé dans la cage du connu.
Je voudrais vous confier le souvenir d’un geste créateur. Dans les temps difficiles, ce sont ces souvenirs qui vous tiennent, et en ce sens, le temps-durée, nourri de mémoire, est infiniment précieux. Il s’agit des instants, car il y a des instants qui ont eu lieu successivement et de manière discontinue, qui ont marqué le début de mon livre Le Chasseur Zéro.
L’instant décisif fut celui où s’est installé en moi cette chose mystérieuse qu’est le pressentiment. Le pressentiment est un temps particulier. Un instant présent débordé, non pas par le futur, car on n’a aucune idée sur le devenir du livre, mais par la certitude, alors qu’aucune page n’est encore écrite, qu’on est engagé vers quelque chose qui sera. Quelque chose a gonflé dans le cœur, a déjà gonflé quand on s’en rend compte. A partir de là, toutes nos facultés sensibles, intellectuelles et imaginatives sont mises en branle et comme happées par ce quelque chose. On se met au travail avec une boussole interne, on devient comme un poste de tri de ce qu’on voit, de ce qu’on écoute, en fonction de ce qu’on cherche sans vraiment savoir. On n’est sûr que de ce qui ne convient pas. Et encore ! on s’aperçoit que tout ou presque fait écho. C’est une image de la création en lien avec un ordre secret, caché mais cependant accessible.
J’ai écrit un premier livre qui était un recueil de nouvelles. L’éditeur m’a demandé de faire un deuxième livre qui soit un roman. Cela m’a contrarié, j’aime la nouvelle, la distance de la nouvelle. Mais j’ai voulu obéir à cet ordre. J’avais l’idée de continuer dans les thématiques développées par le recueil de mes Histoires dérangées, des femmes en mal d’expression dont je cherchais des images en moi-même, inspirée, et même guidée par ma lecture bouleversante de Marguerite Duras qui m’a vraiment fait naître au temps de l’écriture. J’ai essayé deux trois situations sans m’accrocher. Un jour, par les hasards de l’actualité, j’ai lu le livre du docteur Sachs L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau qui rapporte des cas de fonctionnements déficients du cerveau provoquant hallucinations, perte de repères spectaculaires. Parmi les cas, il y a avait celui d’une dame qui avait des hallucinations auditives. Elle entendait une radio alors qu’aucun poste n’était allumé. Le livre m’a beaucoup plu. Et quelques temps plus tard, un souvenir s’est installé dans mon crâne, mais vraiment dans mon crâne : l’appartement de mes grands-parents où j’allais parfois dormir enfant était au-dessus d’une ligne de métro, et surtout la nuit, dans mon lit, j’entendais vibrer les murs. A l’apparition du souvenir, j’ai ressenti une excitation violente. J’ai su qu’il y avait quelque chose à déplier. Quoi, j’allais le trouver. Je sentais que c’était en lien avec mon enfance, mais que ça la dépassait comme si les couloirs du métro me reliaient au centre d’autre chose. Je n’ai plus été tranquille jusqu’à ce que je trouve le contenu de l’histoire. Dans un premier temps, sur le scénario d’une enfant puis d’une jeune fille harcelée par un bruit imaginaire, je m’en suis tenue au métro, dans un deuxième j’ai imaginé une petite fille emporté par un wagon plombé vers un camp de concentration, mais en moi, une sorte de savoir inconscient n’était pas satisfait. Peut-être le fait que les hallucinations de l’héroïne reposaient sur des souvenirs me contraignaient. Le temps de la création, de la fabrication détruisait l’intuition, lui donnait un son que je sentais faux. Jusqu’à ce qu’un jour j’entende à la radio – mais ce n’était pas une hallucination – des journalistes rendre compte d’un essai de Maurice Pinguet intitulé La mort volontaire au Japon dont un chapitre était consacré aux Kamikaze de la guerre du Pacifique. Les mots employés, le images évoquées et surtout le son évoqué qui s’éloignait du bruit du métro, alliait bourdonnement du moteur et bruit déchirant du piqué final m’ont percuté de plein fouet. Je n’oublierai jamais l’émotion absolument déraisonnable qui m’a saisie. J’ai attendu la fin de l’émission et le cœur battant, j’ai couru à la FNAC acheter le livre. Je me suis jetée sur le chapitre, j’ai déchiré ce que j’avais écrit et j’ai imaginé le lien entre la petite Laura Carlson et un jeune Kamikaze qui aurait tué son père. Il y avait de la violence et de la fascination, de la beauté aussi, et j’en étais comme déchargée par les événements qui s’étaient tournés vers moi par l’intermédiaire de cette émission. Je pense aujourd’hui qu’il y a cent raisons pour que l’histoire si étrangère pour moi de ce jeune homme embarqué à bord d’un avion vers une mort en partie volontaire et non subie comme dans les trains des camps vers la Pologne, mort dans la mer comme c’est le cas déjà dans une autre de mes nouvelles, m’ait attirée comme un piège qui s’ouvrait pour m’engouffrer. Vers la fin du livre, j’ai écrit une phrase qui repose sur une image pour laquelle je voudrais m’être mise en route dans ce livre, bien que je ne puis en être sûre. La voici : Je ne sais pas qui est mon père, d’Andrew Carlson ou de Tsurukawa Oshi. Ils se tiennent enlacés dans la mort au fond du Pacifique. Leur cadavre est identiquement déchiqueté, rongé par le sel. Et moi je suis au milieu d’eux, je suis leur enfant.
Evidemment je n’avais pas la moindre idée de cette phrase en commençant. Mais je sais qu’en la trouvant, quelque chose du bruit s’est apaisé.
Il y a un mystère de l’instant. Dans la vie amoureuse comme dans la vie créative. On sait que dans l’amour, quand il survit au coup de foudre, la relation est fondée sur ces instants premiers dans lesquels il faudra aller se ressourcer. Des instants où comme le dit Pachet dans son livre « le temps scintille ». Dans la vie amoureuse, c’est un autre ou des autres qui font signe. Dans la vie créatrice, n’importe quelle chose, le monde entier, peut se mettre à parler et à nous faire signe. Mais il nous faut avancer en lui. Les signes sont passagers, clignotants, plus ou moins déchiffrables. Ils ont besoin de notre désir, de notre patience, de notre discrétion, de notre courage aussi, et de notre talent quand il est au rendez-vous.
Me ressourcer dans la mémoire des moments où le pressentiment s’est transformé en réalité, où l’instant est devenu durée, donne du courage. On ne s’accomplit que successivement. De ce fait même, le souvenir d’un accomplissement permet d’imaginer, contre tout espoir, que le miracle de la transformation se reproduira.