ÉCRITS / Articles et conférences

Conférence

2 Avril 2011

Le lumineux milieu

Communication prononcée le 2 avril 2011, à Aix-en-Provence, lors des Journées des écrivains du Sud consacrées à « L’art d’écrire ».

Horace nous est parvenu par la tradition et je commence par dire un mot sur la tradition. C’est elle qui conduit les textes jusqu’à nous. Mais cette tradition, elle a des modes, et Horace n’est plus à la mode. Quand on se tourne aujourd’hui vers les auteurs latins, notre pensée va par exemple à Virgile (la douceur de son nom, l’ampleur de sa voix y sont sans doute pour quelque chose), à Ovide qu’une aura sulfureuse et un exil pathétique nous rendent sympathique, à Pétrone que le film de Fellini approche de nous. Mais Horace qui a été très inspirant pour des auteurs aussi différents que Ronsard, Montaigne, La Fontaine, ou Voltaire, semble disparaître des bibliothèques à partir du 19ème siècle (sauf de celle de Nietzsche) et même pour ces dernières années, des programmes d’agrégation (il paraît qu’il est trop difficile).

La tradition est un véhicule qui porte les oeuvres jusqu’à nous, cependant elle est aussi un obstacle parce que les oeuvres n’ont pas été écrites pour  faire partie d’une tradition. Il faut réussir à avoir avec l’oeuvre un contact personnel, immédiat qui la fasse vivre comme si elle venait d’être écrite et la tradition, qui nous fait connaître le texte avant de l’avoir lu, rend l’exercice difficile, d’autant plus difficile que le texte est plus connu. Alors, c’est peut-être la chance d’Horace d’être tombé du piédestal des oeuvres étudiées à l’école (lui qui s’est moqué avec mordant des auteurs pour écoliers).

Pour ma part, j’ai eu cette chance d’être surprise et touchée à vif par la lecture d’Horace. Je voulais écrire sur le bonheur, il n’y a pas beaucoup d’auteurs qui ont écrit sur le bonheur et je me suis ordonnée d’aller voir ce qu’il y avait autour de ce bout de vers Carpe diem, que tout le monde connait sans trop savoir d’où il vient.

Je fais les choses à peu près correctement, je lis dans l’ordre : les Epodes, les Satires, les Odes, les Epitres. Petits recueils, l’oeuvre est vite lue, on a l’impression agréable qu’on peut en faire le tour, se souvenir de tout. Mais je n’ai pas eu à attendre la fin. Dès la quatrième satire,  je tombe sur ces propos (en hexamètres dactyliques) : Les Dieux ont bien agi en me créant homme dont l’esprit stérile n’a que de loin en loin de si rares paroles (traduction François Villeneuve, Les Belles Lettres, comme pour toutes les citations d’Horace). Le vers m’arrête. Parce que l’esprit stérile, je connais, c’est quelque chose dont je souffre. Autant il m’est facile de parler, autant, quand je prends la plume, le sentiment premier est la stérilité. Les mots finissent par venir, d’où, je ne sais pas, beaucoup sont ratés, sont jetés, leur rareté entretient en moi une impression d’impuissance, d’aridité. Et voilà que quelqu’un se traite lui-même d’esprit stérile, sous le prétexte qu’il écrit peu et court. Et trouve ça bon. Quelqu’un considère comme qualité ce que je prends pour défaut.  Ce fut comme rencontrer un ami, qui vous assure, vous rassure, vous encourage. Le bonheur a été d’autant plus grand qu’il était inattendu. J’ai poursuivi ma lecture dans un sentiment d’empathie presque fraternelle.

 A la fin, dans les Epitres, se trouve rangé son Art poétique, où il développe avec précision ce qu’il n’a qu’ébauché dans la quatrième satire à propos de son art d’écrire. Je voudrais vous faire partager quelques citations qui m’ont particulièrement parlé. Notons  auparavant qu’Horace est le premier à avoir écrit un art poétique ; il y a bien Aristote et sa Poétique, mais c’est une théorie. Horace, lui, tout en décortiquant différents genres, explique comment il s’y prend et donne des conseils.

Voici donc : « Je tâcherai de façonner mes vers avec des mots courants si bien que tout le monde croirait pouvoir en faire autant, suerait beaucoup, et , s’y étant essayé, travaillerait en vain ; tant ont d’importance l’ordre et l’arrangement, tant ils donnent de l’éclat aux expressions empruntés à la vie ordinaire » (vers 240 et sq). Je laisse de côté pour aujourd’hui le bon tour joué aux faiseurs de vers pour m’intéresser aux mots courants et à l’arrangement.

Les deux principaux recueils, Les Satires et les Odes, s’opposent fortement par leur forme, mais l’un comme l’autre sont faits de mots courants.

Ses satires, Horace les appelait Sermones, qui veut dire conversations familières. Il nous reste  un mot français issu de sermo,  sermon, appelé ainsi parce que seule partie de la messe en langue française donc parlée, courante. Hélas,  alors que sermo évoque la langue fraîche et spontanée de la conversation, sermon s’est chargé de connotations négatives, et c’est une douleur que ce gauchissement du sens d’un mot. Le sermo d’ Horace,  c’est, nous dit-il, sa « muse pédestre » langue  donc animée du rythme impulsif de la promenade qui passe d’un sujet à l’autre au grès des détours du chemin,  qui imite la pensée comme elle vient, comme quand on parle. Les odes, elles, au contraire, reprennent la forme ultra contrainte de strophes grecques et jonglent avec une syntaxe dense, mais elles gardent  pour matériau les mots courants.

Les mots courants, ils le sont non seulement par leur simplicité grâce à laquelle ils appartiennent à tous,  mais plus audacieusement par le fait qu’ils sont au goût du jour. Je  lis  (vers 70 et sq): « Pourquoi les habitudes de langage resteraient-elles debout dans la vigueur de leur mode et de leur crédit ? Beaucoup de mots renaîtront qui sont tombés, beaucoup tomberont qui sont en vogue aujourd’hui si l’usage le veut, l’usage auquel appartient dans la langue, la souveraineté, le droit, la règle ». Première règle donc, l’usage. Sans que cela empêche le droit à l’innovation (vers 59 et sq) : « Il a toujours été permis, il le sera toujours, de mettre en circulation un vocable marqué au coin du moment. Voyez les bois : ils renouvellent leurs feuilles dans la succession rapide des années, les anciennes tombent, de même la vieille génération de mots disparaît et l’on voit à la manière de jeunes hommes fleurir et prendre forme les derniers nés ». Cette comparaison pleine de charme nous fait imaginer le langage comme un bruissement collectif et en perpétuel renouvellement. Elle reprend bien sûr la comparaison homérique entre les générations des hommes et le cycle de la végétation. Les mots, les hommes, les feuilles, même balayage, même humus.

Le deuxième pan de la citation c’est l’arrangement, modeste mot pour dire le travail,qui, dans cette matière familière, fait « l’éclat » c’est-à-dire la poésie. Hannah Arendt dit que la poésie vient d’un travail de condensation, que sa condensation assure sa durée. Eclat semble un mot plus modeste, plus simple en tout cas. Le vers brille. Mais j’aime à le faire tutoyer celui de condensation. Un vers qui a de l’éclat révèle quelque chose de jamais vu, entendu. C’est une apparition inédite dans une langue pourtant connue, un écart tout autant qu’une condensation, les balcons du ciel par exemple, images et phonèmes qui se balancent dans ma tête, réalité attirante, surprenante et qui me parle du cosmos. C’est dans les odes que l’on trouve le plus beau travail d’éclat, avec des expressions aussi intraduisibles qu’aurea mediocritas, par exemple.

 Horace  en parlant de son prédécesseur et maître, Lucilius, inventeur de la satire, évoque déjà la comparaison de Simenon que Pierre Assouline nous rappelait tout à l’heure entre le travail de l’écrivain et du sculpteur de bois. Il reproche à Lucilius d’avoir fait des vers raboteux, dont on sentait les chevilles. Lui, il rabote jusqu’à polir, et surtout élimine : « Il est besoin de brièveté pour que la pensée court et ne s’entrave pas de mots qui chargent et fatiguent l’oreille » (Satire I, 10) . Ici est dit quelque chose d’essentiel. Ces mots en trop qui chargent et fatiguent l’oreille n’ont pas l’unique défaut d’être inutiles, mais celui de faire de l’ombre aux mots justes, à ceux qui ont été trouvé à force de tâtonnement et d’élagage, à ceux qui articulent précisément la pensée, touchent pile à l’endroit qui déclenche l’émotion. Ils s’interposent entre le mot juste et sa réception, provoquant une sorte de brouillage. Et c’est pourquoi ils doivent être radicalement éliminés. Et voici l’occasion de préciser que mots courants ne veut pas dire mots polyvalents ou approximatifs, au contraire ce sont souvent les mots savants qui sont approximatifs. Les mots simples ont plus de mal à mentir.

Je comprends qu’on pense qu’on ne puisse approcher la pensée que par un chatoiement de nuances et que l’émotion se soutienne d’une pluie d’adjectifs. Mais c’est en cela que je me sens profondément proche d’Horace : le pari sur un mot plutôt que deux. C’est un choix esthétique bien sûr, ou stylistique, je ne sais comment dire. Il ne concerne d’ailleurs pas pour moi que la poésie mais tout écrit, tout ce que j’écris, récit, roman, essai. Voici un des plus bel exemple que je connaisse à la fois de mots courants et d’arrangement dans un roman : la fin du chapitre 9 du Procès. La place a son importance (fin d’une longue conversation, fin d’un chapitre), la simplicité de la phrase, le fait qu’elle soit dans un dialogue, et le sens qui vous saisit comme un gifle qui n’en finit pas de chauffer la joue : « La justice ne veut rien de toi. Elle te prend quand tu viens et te laisse quand tu t’en vas. »(traduction Alexandre Vialatte)

Lisons un peu plus loin dans cette même satire I, 10 qui avec la quatrième sont les premières ébauches de son Art Poétique: « Il est besoin aussi d’un langage âpre quelque fois, enjoué souvent, soutenant le rôle  par moment d’un orateur ou d’un poète et par moment d’un homme de bonne compagnie qui ménage ses forces et les affaiblit de propos délibéré. »Derrière ce souci compréhensible de variations, d’alternance,  beau souci de ne pas lasser le lecteur, je saisis quelque chose de plus précieux dans l’expression « affaiblir ses forces » : de la brièveté, on passe à la retenue.

Dans cette retenue va s’établir, me semble-t-il, la meilleure connivence entre le lecteur et l’auteur, l’auteur se retenant d’imposer, de convaincre, utilisant le demi mot pour laisser à son lecteur la liberté de deviner la moitié tue, qui peut-être est la plus importante, parce que le silence doit toujours être là, au fond, comme un fond. Me vient par analogie un vers de l’ode II, 10 à son ami Licinius, « Dans les moments difficiles montre toi courageux et fort ; mais tu auras aussi la sagesse de réduire tes voiles trop gonflées par un vent favorable. » Affaiblir ses forces de propos délibérés. Conseils de vie et conseil d’écriture qui se recoupent, dont je connais la pertinence.

Il est bien certain que chez Horace il y a adéquation entre art de vivre et art d’écrire, qu’un modèle d’écriture exprime comme en miroir un modèle de vie, celui de l’épicurisme, doctrine exigeante reposant sur la frugalité, la satisfaction raisonnée des besoins. Ce n’est pas pour rien que la première des Satires est une satire sur l’avidité. L’épicurisme nous dit qu’il y a plus de plaisir dans le moins que dans le plus, et pour employer une comparaison chère à Horace, plus de saveur dans un seul mets simple que dans une dizaine de plats compliqués. En cette période où la réduction de notre consommation s’impose pour la survie de notre planète, nous devrions relire Horace.

Premier à écrire un Art poétique, Horace, décidement un homme qui concerne notre modernité,  est aussi le premier à pratiquer l’autobiographie. On peut trouver d’autres auteurs qui ont parlé d’eux, comme Catulle qui nous entretient de son amour pour la belle Lesbia (mais justement  ce n’est pas son nom) ou pleure la mort de son frère , ce sont cependant des textes lyriques. Tandis qu’Horace est dans le concret, il parle de son père, donne le nom de son maître d’école, décrit précisément la vue depuis sa maison chérie, nous conduit dans la trivialité de son intimité, essaie de saisir sa vie dans son parcours. C’est extraordinairement moderne,  et je voudrais bien comprendre pourquoi cette modernité est ignorée aujourd’hui.

En fait, je le sais, c’est parce qu’il délivre une morale, une morale  à l’abord ennuyeux, rebutant : le juste milieu, le refus de l’excès, le plaisir raisonnable, l’aurea mediocritas. Au fait, comment traduire ? Médiocrité dorée ?  Lumineux milieu ? J’aime bien lumineux milieu.  Sorti de la barbarie des guerres civiles (souvenez-vous des proscriptions, de la tête de Cicéron fichée sur une rostre au forum), il a vu s’installer la pax romana, en la célébrant sans pour autant s’y asservir, puisqu’il a refusé tout emploi auprès d’Auguste et préféré vivre caché à Tibur. Il lui fallait vivre sans la souffrance de l’ambition. Ou plutôt placer son ambition ailleurs : une vie équilibrée, une ode réussie, des amis chéris. Un homme sans larmes, c’est ainsi que j’ai intitulé le livre que je lui ai consacré. Je sais bien que ça n’existe pas, un homme sans larmes. Mais c’est un horizon intéressant.

Et c’est une chance aussi qu’il nous soit si difficile d’accès. Il est entièrement à redécouvrir.

Pour terminer, je vais parler d’un auteur contemporain qui me fait penser à Horace par maints côtés. Il s’agit de Wystan Auden. D’abord par ce même art d’utiliser la langue courante, les expressions empruntées à la vie ordinaire, encore plus riches de possibilités dans la langue anglaise si idiomatique. Ensuite par son humour. Enfin par son « message ». En hommage à Simenon, je cite d’abord un poème intitulé « Les horaciens »  à la fois drôle et triste à pleurer.

« Vers quels fictifs royaumes l’imagination peut-elle /vous transférer, Flaccus (prénomd’Horace), toi et ta race ? (……) Peut-être la seule histoire /inventée où votre présence paraît vraisemblable/ est-elle le roman policier. Je peux/ imaginer l’un de vous trouvant la solution/ d’un meurtre qui a déconcerté les spécialistes grâce à votre connaissance de la topographie locale./ Dans notre monde vous partagez tous le goût de quelque endroit particulier,/ un certain coin de terre, une ferme près de Tivoli/ ou un village du Radnorshire…. » Puis il trace le portrait des horaciens anglicans vivant dans les presbytères, les petits salons, se sachant peu de chose, « dans l’ensemble/ vous ne produisez aucun choc mémorable,/ sinon sur vos amis et vos chiens » regardant « ce monde d’un oeil heureux/ mais sous un angle raisonnable. »(traduction Jean Lambert) Ce n’est pas gai, d’être horaciens ! Renoncer à la folie du désir, ce n’est pas gai. Etre raisonnable, c’est parfois d’une grande cruauté envers soi-même. Tout est dit dans ce poème. Et pourtant … pourtant Auden est proche de la poésie d’Horace – le fait qu’il ait dédié un poème à ses disciples me le confirme. Tous deux se sentent profondément le devoir de célébrer ce qui est, tel que c’est. Le carpe diem, il faut bien finir par y venir, est extrait d’une petite ode où on trouve également ceci : Ut melius quicquid erit pati , c’est-à-dire Comme il vaut mieux subir tout ce qui pourra être ! Je voudrais faire entendre en écho ce passage du poème Precious five, issu du recueil Collected shorter poems. Ces cinq précieux, ce sont les cinq sens. « Je pourrais (mais pas vous) / Trouver tout de suite des raisons / De rugir face au ciel, / De colère et de désespoir / Devant ce qui se passe,/ En exigeant qu’il nomme / Quiconque est à blâmer : / Le ciel se contenterait d’attendre / Que mon souffle s’épuise / Et puis répéterait / Comme si je n’étais pas là / Cet étrange commandement / Que je ne comprends pas, Ce qui est, bénis-le d’être,/ Auquel il faut obéir, car / Pour quoi d’autre suis-je fait, / Que je l’approuve ou pas ? » (traduction Pierre Pachet, « L’autorité des poètes dans un monde sans autorité », Cause commune, éd. du Cerf, print. 2008.)

Auden obéit, même s’il n’approuve pas. Horace, lui, approuve.