Critique
Pascale Roze : retenez ce nom
La rentrée romanesque 1996 est surabondante, c’est entendu. On l’a beaucoup dit. Il peut paraître intéressant d’y signaler un grand nombre de premiers romans (une cinquantaine ?) et la proportion inhabituelle d’auteurs féminins. À elle seule, la première liste dressée en vue du prix Goncourt compte quatorze femmes pour dix-neuf auteurs cités. Pascale Roze, une de ces nouvelles venues (elle n’avait publié qu’un recueil de nouvelles, en 1994), est l’une des belles surprises de cet automne.
Laura Carlson est née à New York en 1944. Andrew, son père, a trouvé la mort à Okinawa en 1945, officier à bord du “Maryland”, sur lequel s’est jeté un “zéro”, un chasseur japonais piloté par un kamikaze. La mère de Laura, une Française, Bénédicte, est restée sous le choc : amnésique, absente désormais à la vie, elle est revenue chez ses parents, des bourgeois de Monceau, qui referment sur la veuve et l’orpheline l’étouffoir des conventions et du silence. Laura dépérit dans leur sombre appartement, rue de la Bienfaisance, entre les innocentes manies de son grand-père, l’engourdissement de sa mère et la fureur rigoriste de l’aïeule, femme couverte de clés, de principes, de douleurs, de prêtres et d’âcreté. Merveilleuse description de bien-pensants parisiens dans les années 50. Parfois, la mère, folle de solitude, s’en va par les rues draguer un homme qui la soûle et la force.
Une “mise en abîme” troublante
Une amie d’école, Nathalie, va obliger Laura à poser des questions : qui était son père, comment est-il mort, où ? Elle va aussi donner à Laura des livres sur la guerre dans le Pacifique, et même le journal tenu par un kamikaze de 20 ans, Tsurukawa, jusqu’à son ultime envol. Et Laura de s’interroger : ce bourdonnement dans sa tête, ce ronflement qui s’enfle parfois de façon insupportable est-il dû aux otites à répétition, à quelque mystère neurologique, ou n’est-ce pas plutôt l’avion de Tsurukawa qui rôde autour du “Maryland” et autour d’elle ? Parfois, les boules Quiès ou des pilules roses atténuent le bruit, dissipent la peur. Parfois aussi la tendresse de Bruno, et le plaisir, quand Laura, devenue étudiante, se laisse aimer par un jeune musicien. Va-t-il sauver Laura de son obsession, de son refus de vivre ? Mais sa première œuvre achevée, que l’avant-garde va aimer, ce rondo qu’il fait écouter à Laura, il le lui a volé ; elle y reconnaît tout : l’accélération vertigineuse du chasseur, l’explosion, l’engloutissement, le hurlement d’une femme — son propre cri.
Laura est-elle malade, et de quelle maladie ? Ou chacun de nous n’entend-il pas une impitoyable menace qu’il se refuse à écouter ? Le roman, avec une violence inéluctable, nous mène jusqu’à la tragédie — dérisoire — que tout le récit prépare, et il se termine par une “mise en abîme” troublante. Son étrange pouvoir vient de ce “jeu” dans une mécanique romanesque que l’auteur ne bloque jamais : nous restons libres d’interpréter. Autre qualité : le glissement d’un ton à l’autre. La vie quotidienne d’une adolescente, les vacances à Fécamp, l’amie de cœur à la pension, la vie d’étudiante, l’éducation sentimentale et sensuelle : tout cela appartient au réalisme le plus efficace. La présence du passé, de la mort, de la folie peut-être, symbolisée par le vrombissement du “Zéro”, est d’une tout autre “couleur” romanesque. La romancière mêle naturalisme et allégorie, raison et déraison avec une virtuosité rare dans un premier récit. Chaque mot est utile, chaque phrase noue davantage l’intrigue, la serre, lui ajoute en mystère. L’auteur excelle à en dire beaucoup sans dire tout, à rester énigmatique en pleine clarté. »