Critique
Aujourd’hui les cœurs se desserrent
Le récit va bientôt s’achever. Le narrateur, Guillaume – qui ne se met lui-même en scène qu’assez tard – rend visite à une vieille amie de ses parents. Maintenant qu’ils sont morts, cet ado sexagénaire, mal vieilli depuis Mai 68, enquête sur son père, sa mère et sa famille paternelle : les Deslorgeux, une dynastie du textile rouennais dont la splendeur, née sous l’Empire, partit en quenouille avec les Trente Glorieuses, l’américanisation puis la montée de l’Asie.
“j’ai grandi toute mon enfance le cœur serré sans savoir pourquoi”, confie le narrateur à la vieille dame. “Moi aussi, répond-elle, mais c’est fini, aujourd’hui les cœurs se desserrent. – Mon cœur ?, dit Guillaume. Vous avez raison, il se desserre. Ç’aura été mon épopée à moi. Je ne suis plus sûr de ce qu’elle vaut.” Oui, le bilan du “desserrement” n’est pas fameux pour Guillaume. Dans les vingt-cinq pages de la troisième partie du roman il raconte comment s’évanouit son éducation catholique et paternaliste, puis son échec conjugal, puis son errance de socio en psycho, en boulots vaguement artistiques, etc. Tout ce qu’il vit comme un déclassement, sanction de la déconfiture industrielle familiale.
L’enquête sur le passé occupe les deux premières parties du roman. Le narrateur reconstitue les souvenirs, les histoires de famille et la lancinante question de la guerre. Aujourd’hui les cœurs se desserrent est un hommage aux silences poignants, aux ellipses, aux non-dits, aux signes discrets, aux pressentiments. Dans une fine lumière, Pascale Roze restitue, sans jamais insister, le désarroi d’une famille catholique convaincue, patriote, conservatrice. Elle évoque avec justesse l’humiliation et les rancœurs de la captivité dans lesquelles s’enferme Paul. Elle s’interroge sur l’automne précoce qui sera le lot de Jean.
Certes, les cœurs maintenant se sont desserrés. Pour autant, Guillaume n’a pas davantage connu d’épopée que Paul ni Jean. Il n’y a toutefois pas d’amertume chez Pascale Roze, ni de jugement : ce roman grave a la pudeur de n’être pas insistant et réussit le pari difficile d’une impertinence affectueuse. Avec un doux sourire.